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se couvrait de ténèbres ; Attila ravageait le monde, la civilisation romaine mourait, — et dans les dernières profondeurs des forêts d’Écosse, auprès d’un chef aveugle et ignorant, la question de la civilisation se débattait au moment même où Venise naissait et où Théodoric amenait les Goths en Espagne.

Les autres ballades, dont quelques-unes valent mieux[1], sous le rapport de l’art, n’ont pas le mérite historique que je viens de signaler. On en a découvert treize en Irlande, quinze en Écosse, et huit dans le comté de Cornouailles ; ces trésors de localités nationales, dont chaque pays se faisait une gloire exclusive, n’ont pas encore été réunis en corps d’ouvrage, et commentés avec impartialité, comme on aurait dû le faire ; les Irlandais ont milité pour l’Irlande, et les Écossais pour l’Écosse. Macpherson seul a su les exploiter, en les falsifiant et en les confondant, il est vrai, dans sa bizarre encyclopédie.

C’était au moment même où Lauder, chassé par le mépris et l’insuccès, partait pour les Barbades, qu’il y avait près de la source de la Spey, dans les replis moussus et solitaires de Badenoch, un jeune garçon qui étudiait la Bible et rêvait la gloire. L’Écosse venait d’être réunie à l’Angleterre ; un ministre écossais gouvernait les conseils du pays ; un vif sentiment d’orgueil fermentait des bords de la Clyde jusqu’aux Orcades, et cet orgueil était mêlé de quelque tristesse, on a vu pourquoi. Macpherson, il s’appelait ainsi, était pauvre, de race montagnarde et keltique, allié aux vieux clans, destiné à l’état ecclésiastique, et savait la langue erse ou gaélique, que sa nourrice et sa mère lui avaient apprise. C’était une intelligence souple et de second ordre, habile à s’assimiler les formes et les images, dénuée d’invention et de force, mais servie par une mémoire excellente et par des études classiques très étendues. Le portrait même de Macpherson, tel que le grand artiste Reynolds nous l’a transmis, exprime cette facilité ingénieuse d’un talent né pour le pastiche et l’imitation. Il y a plus de Scapin que d’Homère chez ce personnage. L’œil étincelle d’esprit, la pose est théâtrale, le front n’a rien d’élevé ni de créateur, et je ne sais quel sourire, légèrement dessiné sur les lèvres moqueuses, semble protester contre l’inspiration factice qui dupera le monde et les critiques. Après avoir été sous-maitre dans une école, après avoir relu souvent dans

  1. Surtout l’Invasion de l’Irlande, par Erragon, dont Macpherson a fait la Bataille de Lora. Avec soixante vers de huit pieds très simples, il a composé six cents lignes d’une emphase démesurée. Voyez dans les poèmes gaéliques publiés à Perth, p. 305 : Oran eadar Ailte agas, etc.