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le ministre Chatham qui, en 1770, lisait et consultait encore les Mémoires d’un Cavalier[1] comme un document historique, même le docteur Mead, médecin, qui dans son traité sur les maladies contagieuses cite, comme authentiques, plusieurs observations physiologiques du roman de Daniel. Tel est le caractère des productions de De Foë ; elles contrefont exactement la vérité dont il est le prêtre, le fanatique et aussi le martyr. À ce titre, elles ne satisfont pas toutes les conditions de l’art élevé ; la vérité qui lui sert de base ne constitue pas l’art tout entier. Elle est nue, elle est belle, elle est grande, mais sa nudité même est incomplète. De là les longueurs de Robinson et les trivialités de Moll Flanders.

Que voulait-il ? Enraciner la doctrine calviniste en Angleterre, doctrine essentiellement républicaine, ennemie de l’élégance comme de la hiérarchie. Il y réussit. Ce qui charma surtout les bourgeois contemporains, c’est qu’ils ne soupçonnaient pas sa fraude : un romancier leur eût fait peur. Il y avait un matelot, une fille publique, un vieux capitaine, un voleur, une femme entretenue, un sellier de Cheapside, et pas d’écrivain. Il se gardait bien de signer tous ces récits d’aventures fabriquées par lui en l’honneur de sa secte ; on aurait deviné son motif. Il avait écrit des pamphlets, subi la prison et fait banqueroute ; on n’aurait guère écouté ses sermons ; son intérêt était de médire de Louis XIV et des Stuarts, lui fils de protestant français et dissident. Mais Moll Flanders prenait la parole ; Roxana, le Cavalier partisan de Charles Ier, appuyaient ses doctrines ; De Foë employait mille petits moyens ingénieux pour assurer leur existence et donner crédit à ses paroles. Les Mémoires d’un Cavalier, dont Chatham et toute son époque étaient dupes, commencent par ces mots : « Les mémoires historiques qui suivent sont écrits avec trop de vivacité et de bon sens pour ne pas plaire à tous ceux qui aiment l’une et l’autre. En lisant un livre, toutefois, il y a une question qui se présente naturellement : Quel en est l’auteur ? » Ici De Foë intercale une analyse candide et détaillée de l’ouvrage, de ses descriptions, de ses tableaux, des événemens qu’il relate ; cette prétendue critique est d’une gaucherie merveilleuse, et il finit par ces mots innocens : « Il ne reste plus qu’à chercher le vrai nom de l’auteur. Ce dernier dit qu’il était le second fils d’un gentilhomme du comté de Shrop, créé pair d’Angleterre sous le règne de Charles Ier et dont le château était situé à huit milles de distance de Shrewsbury. Ces circonstances ne s’appliquent

  1. Voir les anecdotes d’Almon, p. 62.