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les interminables controverses des derniers volumes et la fidélité microscopique des faits. De Foë mentait au nom de ce qu’il croyait être la vérité et la foi ; il mentait résolument.

Mais, dira-t-on, la fraude était au moins soupçonnée ? Nullement, Les œuvres de ce singulier personnage ne s’adressaient qu’au populaire ; Dryden et Etheredge, dramaturges du temps, Pope et Addison, grands hommes de la génération suivante, auraient rougi de tourner les feuillets de ces rhapsodies. Pope cite l’auteur de Robinson comme « l’écrivain des écaillères, » auxquelles il attribue même une prédilection plus tendre en sa faveur. Ce fut pourtant ce narrateur méprisé qui fit l’éducation des masses anglaises, de 1688 à 1750. De Foë est peuple en effet. Il rédige un procès-verbal : « Tel homme, dit-il, vient de tomber dans la rue, il avait un bonnet vert avec un galon d’or, son soulier gauche était troué, il portait un frac noir ; on l’a déposé chez un apothicaire du coin, celui qui a une fille nommée Ursule, et dont la boutique vient d’être remise à neuf. Il y est resté une heure et demie à ma montre. Le chirurgien a été trois minutes à venir ; c’est le docteur un tel, celui qui a un cheval blanc et des lunettes[1]. » Le roman de De Foë, c’est le rapport d’un valet de chambre, le récit d’une commère. Jamais, sous Louis XIV et même sous Louis XV, la France n’aurait pu souffrir cet art sans art, ce roman dont le but élevé se tapit sous les détails vulgaires ; il fallait à ce développement étrange une société où l’élément populaire fût puissant et sérieux, où l’élégance eût moins de prix que la gravité. Locke remarquait, en 1678, que toutes les classes en France étaient polies. « Deux porteurs d’eau, dit-il, se font plus de révérences dans la rue que deux seigneurs d’Angleterre à la cour. » Du vivant de notre Daniel, le calvinisme anglais dédaignait la grace comme parure du vice, et la fiction comme emploi frivole de l’esprit. Ce dogme farouche, qui régnait sur les classes infimes et moyennes, exigeait le culte de la vérité la plus stricte et la plus nue.

Non-seulement personne ne se douta dans l’origine que Roxana, Moll Flanders, l’Histoire de la Peste, les campagnes d’un Cavalier, Carleton et Singleton fussent des contes ; mais si l’on avait pu douter de leur authenticité, personne ne les aurait lus, ni les gens de cour qui aimaient les inventions élégantes, ni la bourgeoisie qui détestait le mensonge des romans. De Foë, par ses merveilleux trompe-l’œil, répondit à de si singulières nécessités ; tout le monde y fut pris, même

  1. V. Roxana, page 125.