Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/74

Cette page a été validée par deux contributeurs.
68
REVUE DES DEUX MONDES.

de parti peut seul expliquer la popularité d’une fiction moderne très ingénieuse, mais tout-à-fait romanesque, qui établit une correspondance suivie entre ce pape et Arlequin.

Ganganelli admettait les dissidences d’opinion toutes les fois que l’expression en était décente. Comme ses prédécesseurs, il avait fulminé des bulles contre les livres philosophiques, mais il ménageait les philosophes sans les flatter, et quoiqu’il n’eût jamais permis à Voltaire de correspondre avec lui, il en recevait avec bonté quelques complimens indirects. Il riait de ses plaisanteries et faisait dire au patriarche de Ferney, par son vieil ami le cardinal de Bernis, qu’il oserait l’aimer, s’il finissait par devenir un bon capucin. Une autre fois, Voltaire avait chargé un voyageur de lui rapporter les oreilles du grand-inquisiteur. Clément XIV le sut, et fit répondre au joyeux patriarche que, depuis quelque temps, le grand inquisiteur n’avait plus d’yeux ni d’oreilles. Chez un moine qui n’avait cultivé d’autre science que la scholastique et qui devait manquer d’usage du monde, ce ton était gracieux et devait plaire. Tout Italien aime les arts. Clément XIV n’était pas connaisseur, mais il savait que les arts sont une gloire du souverain pontificat. Il ordonna des fouilles dans la ville, dans la campagne et même dans le lit du Tibre. Il acquit des chefs-d’œuvre, réunit des collections éparses et forma le musée nommé depuis Pio-Clémentin. Cependant l’honneur de cette association des noms des deux pontifes est justement resté au successeur de Ganganelli. Pie VI accomplit ce que Clément XIV avait commencé. Nous ne reviendrons pas sur la simplicité de sa vie privée, qui tenait de l’anachorète et de l’homme du peuple. Il n’aimait pas les grands et les jugeait avec une sévérité extrême. Loin de les mettre dans sa confidence, il châtiait sans pitié leurs déportemens. La noblesse le haïssait. Les étrangers, en revanche, éprouvaient pour lui une haute estime et lui témoignaient un respect sincère. Il exerçait très dignement à leur égard la noble hospitalité qui fait encore de Rome le rendez-vous de l’Europe entière. Par un de ces hasards dont cette ville offre seule l’exemple, le prince Charles-Édouard y rencontra le duc de Glocester, frère de George III. Leurs voitures se croisèrent sur la place Navonne. Rivaux, mais surtout gentilshommes, ils se saluèrent avec une froide courtoisie. Ganganelli, dévoué aux gouvernemens de fait, était, comme tous les papes, peu curieux de légitimité. Il n’accorda jamais le traitement royal au prince Stuart. En agissant autrement, il aurait trop offensé l’Angleterre. Clément XIV la ménageait, il laissa même éclater son penchant pour elle avec une franchise qui donna beaucoup d’om-