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SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

de l’abandonner à ses soins. Il promettait de prodiguer, dans ses entretiens avec Clément XIV, ces graces, cette persuasion qu’il croyait irrésistibles. C’était, selon lui, le seul moyen d’obtenir quelque chose du pape. En le heurtant, on ne parviendrait qu’à l’avilir, à compromettre sa santé, peut-être sa vie. En le livrant aux séductions du cardinal de Bernis, on était sûr de l’y voir céder tôt ou tard. C’est ainsi que le bon cardinal servait l’indécision du pape en croyant la dominer. Il est vrai que dans le même moment il donnait à sa cour le conseil de renoncer à la demande de suppression, en exigeant en revanche le retour d’Avignon à la couronne. Cet expédient était peut-être indiqué par Clément XIV lui-même. Les engagemens de la cour de Versailles avec celle d’Aranjuez s’opposèrent à l’exécution du projet. Choiseul riait de la pusillanimité du pape, il traitait ses scrupules de moineries, ses terreurs de lâchetés ; il refusait de croire que les jésuites fussent capables d’un homicide, et répondait que personne ne serait sûr de mourir dans son lit, si tous les intrigans devenaient des assassins. Charles III, plus sérieux et plus ardent, opposait la même incrédulité aux allégations du saint-père, mais il ne s’amusait pas à de froides railleries. Excité par le ministre Roda, par Moniño, par le duc d’Albe, afin d’ôter tout prétexte à Clément, il offrit de faire débarquer six mille hommes à Civita-Vecchia pour le défendre contre ses ennemis ; puis, suspectant la bonne foi de Bernis dans cette négociation, il le dénonça à la cour de France, et sollicita son rappel.

Bernis sentit la secousse qui avait failli le renverser. Pour détourner le péril, il changea de procédé avec le pape. De facile qu’il avait été, il devint exigeant. Faute de mieux, il l’engagea à apaiser Charles III par une lettre. Les amis de Bernis lui avaient conseillé cette démarche comme l’unique moyen de regagner les bonnes graces de ce monarque. Ganganelli ne sut pas éviter le piége ; il ne sentit que la joie d’échapper à un mal présent, et ne vit pas qu’en s’engageant par écrit, il grevait son avenir d’un obstacle invincible. Pressé de calmer le roi d’Espagne, il donna à ses promesses un caractère positif et irrévocable. Dans cette lettre, il refusait le secours offert par sa majesté catholique, il demandait du temps pour opérer la suppression des jésuites ; mais en même temps il la reconnaissait indispensable, et convenait en propres termes que les membres de cette société avaient mérité leur ruine par l’inquiétude de leur esprit et l’audace de leurs menées (1770). C’est là cette lettre que tous les historiens ont confondue avec l’engagement, beaucoup plus vague, signé, dit-on, par Ganganelli avant son élection. Guidés par des notions imparfaites, ils ont transporté ce dernier écrit