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les tons pour se concilier les Bourbons, sans s’associer à la vengeance qu’ils voulaient tirer des jésuites. Tantôt il insistait sur la dignité du souverain pontife, qui ne peut, qui ne doit jamais céder à la force ; tantôt il alléguait la nécessité de réflexions profondes avant d’en venir à une mesure de cette importance. Enfermé avec Marefoschi et d’autres canonistes consommés, il compulsait les livres, les mémoires relatifs à la société ; il faisait même venir d’Espagne, pour gagner du temps, les correspondances de Philippe II avec Sixte-Quint. Puis, après avoir épuisé tous les moyens de ce genre, il se perdait dans un labyrinthe de motifs frivoles. Il feignait de craindre le ressentiment de Marie-Thérèse et d’autres princes catholiques ; il en appelait même à des gouvernemens séparés de l’église romaine, à la Prusse, à la Russie ; enfin, il promettait de chasser les jésuites après avoir obtenu le consentement de toutes les cours sans exception. Ce procédé, d’une longueur extrême, d’une difficulté inouie, souriait à sa faiblesse, parce qu’il espérait se sauver à travers ces mêmes longueurs, ces mêmes difficultés. Son embarras lui suggérait d’autres expédiens, également inacceptables. Il promettait de ne point donner de successeur à Ricci, de ne plus admettre de novices. Il parlait même d’assembler un concile pour se décharger sur lui du soin de juger cette haute question. Toutes ces propositions finissaient par le mot de réforme. Telles étaient les angoisses de Clément dans ses entretiens avec Bernis. Le cardinal cherchait à ranimer son courage, et lui faisait quelques tendres reproches. « Hélas ! s’écriait alors le pape dans sa détresse, je ne suis pas né pour le trône. Je m’en aperçois tous les jours. Pardonnez à un pauvre moine des défauts contractés dans la solitude. » Il ajoutait même avec naïveté : « Je crois impossible à un religieux de se défaire entièrement de l’esprit attaché au capuchon[1]. » Bernis n’avait la force de rien répondre, car, à travers le voile de ses paroles, il sentait le cœur de Ganganelli frappé d’une émotion vive et intime. Tandis que le pape s’épuisait en raisonnemens politiques, l’idée du poison le glaçait de crainte. Alors Bernis, ému de compassion, flatté surtout de voir un souverain pleurant dans ses bras, un pape presque à ses pieds, Bernis unissait sa propre faiblesse à celle de Clément XIV. Il le plaignait au lieu de le rassurer. Il entrait dans ses vues et les justifiait auprès du ministère français. Ravi d’exercer une sorte de patronage sur le saint-père, il priait Choiseul

  1. Dépêches de Bernis du 9 septembre, 20 novembre 1769, 31 janvier, 29 avril 1770, 26 juin 1771.