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c’est lui qu’on nous montre ; et ce qui est à raconter, c’est donc la vie de tous, la vie publique, celle dont les actes officiels sont non-seulement les preuves, mais l’histoire. Ce peuple, en outre, on le voit sur plusieurs points du sol à la fois, partagé en cantons, en districts, en communes industrielles, agricoles, pastorales, et toutes libres, toutes long-temps guerrières, toutes ayant par conséquent quelque chose d’historique, un droit égal à ce qu’on s’occupe de chacune d’elles à part, si l’on veut s’occuper du peuple entier : nouvel élément de réalité pour l’histoire, mais aussi nouvel embarras pour la critique et l’érudition.

On comprend qu’il soit difficile de surmonter tant d’obstacles et que personne encore n’y ait réussi comme Muller, qui unissait à une érudition immense je ne sais quoi de robuste dans la pensée et dans l’expression. Aussi ne plie-t-il jamais sous le faix. Il mène de front toute cette vaste bataille d’évènemens avec une puissance et une majesté qui peuvent avoir leurs défauts, mais qui n’en sont pas moins de la majesté et de la puissance. Guerriers, magistrats, mœurs, coutumes, lois, chartes, combats, révolutions, traités d’alliance, tout vient en son temps, à sa place, rien n’est oublié ; en quelques mots, il rappelle la gloire d’une vieille maison féodale, ou il fait la part d’un village resté plus célèbre que celle-ci ; en même temps, par quelques traits non moins vigoureux, il donne pour fond, à tous ses tableaux, une nature pittoresque et grandiose qui semble faire ainsi partie du récit et lui communiquer de sa force et de sa sérénité. Il faut avoir lu Muller, — et nous ajoutons, qui ne l’a pas un peu étudié ne l’a pas lu, — pour se faire une idée du fardeau qu’on s’impose en écrivant l’histoire de la Suisse. Muller a cependant eu des continuateurs qui n’ont pas reculé devant une tâche si difficile. D’abord c’est toujours un peu un malheur de continuer, même avec infiniment de talent, une œuvre d’un caractère aussi unique, une œuvre de génie. Ensuite, l’ouvrage de Muller est bien plus terminé qu’il ne semble. Muller, en effet, c’est la vieille Suisse, la Suisse héroïque, dont l’histoire apparaît sous le voile à demi soulevé de la tradition et ne s’en dégage jamais tout-à-fait. Cette histoire conserve ainsi un aspect solennel qui, trop accusé peut-être par l’écrivain, convient néanmoins au sujet. Il n’en est plus de même des temps qu’il n’a pas abordés, temps mieux connus, où les guerres étrangères, la réforme et les révolutions modernes agitent douloureusement la Suisse. Muller assurément y eût porté son vaste coup d’œil, mais son génie n’y eût-il pas été mal à l’aise ? Nous serions presque tenté de le croire. Continuer son œuvre était pour lui-même une grave entreprise, et ses successeurs devaient se trouver dans cette position bizarre de réussir d’autant mieux dans ce travail délicat et ardu, qu’ils ressembleraient moins au grand historien.

Le premier en date, Robert Gloutz, de Soleure, est celui qui héritait du plus dramatique sujet, les guerres d’Italie. Il ne s’est distingué que dans la peinture, fort peu idéale, des mœurs mercenaires, tableau que Muller aurait eu bien de la répugnance à tracer ; il est très insuffisant pour le reste, pour