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confondre toutes en une seule ? et quelle serait celle-ci ? N’est-il pas plus naturel de penser que toutes cachent quelques événemens, quelques personnages historiques voilés, qui, ayant entr’eux certaines analogies, ont produit aussi une bizarre ressemblance dans le voile poétique dont ils furent plus ou moins recouverts ? « Il faut avoir bien peu de connaissances en histoire, a dit Muller, pour nier un événement dont on trouve l’analogue dans un autre pays et dans un autre siècle. » La sphère des actions et des faits bien distincts est plus rétrécie qu’on ne pense, et le singulier principe d’imitation qui est en nous, en même temps qu’il explique le procédé poétique des légendes, explique aussi, dans la réalité, la coexistence de plusieurs faits et de plusieurs personnages pareils. On demande : Qu’y avait-il qui pût mieux peindre la barbarie d’un despote qu’un tel ordre donné à un père ? donc c’est un type, un symbole. On peut répondre tout aussi bien : Qu’y avait-il qui pût mieux satisfaire la colère d’un despote exaltée par la résistance et par le soupçon ? Quel moyen pouvait plus naturellement se présenter à son esprit que l’essai d’une pareille tyrannie en quelque sorte déjà consacrée par l’imagination populaire et par la tradition ? Jean de Winterthour parle d’un certain tyranneau féodal des montagnes de la Rhétie, nommé Donat de Vatz, homme savant d’ailleurs et grand juriste, nous dit-il, mais qui laissait périr de faim ses prisonniers dans les souterrains de son château, et qui, les entendant gémir, disait en plaisantant : Entendez-vous mes petits oiseaux ? Que leur chant résonne doucement à mes oreilles ! Ce seigneur n’était-il pas bien capable d’imiter Gessler si l’occasion s’en était présentée ? La méchanceté elle-même, si inventive qu’elle puisse être, est aussi réduite à se répéter, et elle le fait d’autant plus volontiers qu’elle ne tient pas à la façon, pourvu qu’elle atteigne le but.

Mais la diversité des temps, des caractères et des lieux empêche que la ressemblance soit jamais parfaite, et véritablement ici, en prenant chaque légende dans son entier, la ressemblance n’est pas si grande. Ces légendes se tiennent évidemment beaucoup moins par le fond que par deux ou trois détails. Si toutes racontent les aventures d’hommes vaillans, d’archers célèbres ; c’est qu’il y en a eu dans chaque pays. Si ces hommes sont tous plus ou moins aux prises avec la tyrannie, ce fait est trop général pour constituer un rapport frappant. Ils sont inhumainement forcés, non pas tous cependant, ni de la même manière, ni pour la même raison, à des coups d’adresse dangereux et variés. L’une de ces épreuves, pour plusieurs d’entr’eux y compris Guillaume Tell, est la même ou à peu près la même : n’est-ce pas très possible, dans le nombre, surtout si cette épreuve était populairement considérée comme la plus difficile ? Enfin quelques-uns d’en-

    y consentir, et j’engageai Schiller à motiver du moins cette cruauté, en faisant dire à l’enfant que son père était si adroit, qu’il frappait d’un coup de flèche une pomme à la distance de cent pas. D’abord Schiller crut devoir résister ; enfin il céda à mes observations et à mes instances. » Eckermann’s Gespræche, I, 197. — Hisely, 632.