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doutes, les doutes mêmes, s’il est permis de le dire, dont ils furent forgés ? ou, sans aller si loin, n’est-ce pas là de la critique encore, un récit procédant par voie de négation, plutôt que de l’histoire vivante ? Nous serions presque tenté de nous montrer ainsi plus difficile que M. Hisely sur ce qu’il regarde comme positif et prouvé dans la tradition de Guillaume Tell. En revanche, nous le serions moins peut-être, dans un sens, sur la difficulté poétique et dernière, sur la légende de l’archer. M. Hisely avait jusqu’ici vaillamment défendu son héros ; maintenant il l’abandonne, et il nous le fait d’autant mieux regretter, qu’il rassemble ici à son ordinaire plusieurs données très curieuses, mais pour les rejeter, non pour les établir ; c’est là même, chose tout au moins bizarre, la partie la plus intéressante, sinon la plus remarquable de son travail.


IV. — LA LÉGENDE DE l’ARCHER.

Le caractère poétique de l’histoire de Guillaume Tell est surtout marqué dans ce qu’on pourrait appeler la légende de l’archer. Tous les critiques s’en sont occupés ; quelques-uns même, comme MM. Ideler, de Berlin, et Schiern, de Copenhague, y ont essentiellement borné leurs recherches. Le premier, à l’exemple du vieux Guillimann, voit dans cette légende une fiction populaire. Le second la regarde comme Scandinave, et la fait venir du Nord, avec les Goths, qui, de la Germanie danubienne, passèrent en Italie et en Rhétie[1]. Les uns cherchent à mettre la fiction en évidence pour ruiner par là tout le reste, les autres, comme M. Hisely, pour l’en séparer. Ce savant croit bien que « la tradition de la pomme est une broderie sous laquelle se cache un fait historique ; » mais il déclare ailleurs « qu’elle est un épisode mal cousu et facile à détacher. »

Facile ? voilà précisément la question. Dans ce qu’on rejette, ne rejette-t-on rien d’essentiel ? La légende, la poésie, est partout dans l’histoire de Tell, dans le premier mot qu’on dit de lui, dans le premier qu’il prononce, dans l’orage sur le lac, comme dans la terrible épreuve proposée à son adresse. On croit pouvoir découper adroitement ce dernier épisode, et on ne s’aperçoit pas qu’on déchire passablement le fond du tableau. Essayez de raconter au peuple et aux enfans cette histoire sans la scène fameuse qui ouvre le drame, et vous verrez si elle produira le même effet, si ce sera bien réellement la même que celle que nous savons tous. Non ; il est bien difficile, en pareil sujet, de lever ainsi le voile sur un point et de l’amonceler sur un autre ; partout il attire à lui la réalité, qui semble fuir sous ses plis, sans jamais se découvrir complètement ni complètement

  1. Ideler, Die Sage von dem Schuss des Tell (Berlin, 1836), p. 65. L’auteur cite Guillimann, qui a dit de cette partie de l’histoire de Guillaume Tell : Fahulam ortam ex more loquendi vulgi. — Schiern, Wanderung einer nordischen Sage. — Hisely, 623.