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divers ce lac multiple et brisé, Muller conduit finalement le gouverneur à son château de Kussnacht, c’est-à-dire à l’extrémité opposée, au fond du golfe le plus reculé. Ce château de Kussnacht, célèbre dans la tradition, la critique le bat en brèche du premier coup. C’est là que Gessler voulait enfermer Tell : « dans un lieu, lui dit-il, où tu ne verras ni le soleil ni la lune, afin que je sois en sûreté devant toi. » Or, par terre, entre le plateau de Tell et le château de Kussnacht, près duquel fut tué le gouverneur, il y a de hautes montagnes et tout le pays de Schwitz à passer. Tell y va pourtant et revient en un seul jour, tuant Gessler dans l’intervalle des deux voyages. Le Chemin-Creux, où il s’embusque dans le taillis, est aujourd’hui nivelé par une route moderne ; mais la chapelle subsiste : elle est située, comme on sait, au pied du Righi, entre Kussnacht sur le lac des Waldstetten et Immensée sur le lac de Zoug. Or (et ceci est grave), si le gouverneur poursuit sa route sur le premier de ces lacs et aborde ainsi directement à Kusnacht, que va-t-il faire plus loin ? pourquoi dépasse-t-il son château et se rend-il au Chemin-Creux ? Tout exprès sans doute pour tomber dans l’embuscade de Tell ?

Sur ce même point de Kussnacht, où la tradition semble vouloir s’écrouler de toutes parts, la chronologie élève à son tour des objections encore plus accablantes. Une suite de titres officiels publiés par M. Kopp prouvent qu’en 1308, date ordinairement fixée à ces événemens, la famille (d’ailleurs historique) des Gessler ou Gesslar ne possédait point la charge de gouverneur de Kussnacht ; que cette charge était héréditaire dans une famille de chevaliers portant le nom de ce château ; qu’enfin de 1302 à 1319, elle était alors possédée par un sire Eppe de Kussnacht, dont il est impossible de faire Hermann Gessler. On assigne aussi à tout cet ensemble de faits des dates fort différentes, qui, outre leurs contradictions, se trouvent fausses en elles-mêmes : ainsi, d’après Tschoudi, c’est un dimanche, le 18 novembre 1307, que Tell refusa de saluer le chapeau ; or, les chronologistes ont calculé que le 18 novembre 1307 était un samedi.

Toutes ces difficultés sembleraient élever dans l’histoire du célèbre pâtre un mur de roc infranchissable ; mais on n’est pas absolument sans moyen de l’escalader. M. Hisely en fournit deux pour se tirer de l’objection chronologique, qui est la plus péremptoire. D’abord il y a des raisons intrinsèques basées sur d’anciens documens, et même sur l’ensemble des faits, pour abandonner la date ordinaire de 1307 et reporter l’insurrection dix ans en arrière, autour de 1296. Ainsi, nous voilà débarrassés de ce malencontreux sire Eppe, qui de 1302 à 1314 venait, chartes en main, se mettre en travers de Gessler. L’autre moyen consiste dans une plus fidèle interprétation des textes. A bien lire le récit de Melchior Russ (le plus ancien et le moins surchargé), le gouverneur doit avoir voulu conduire son prisonnier au château qu’il avait dans une île située près de Schwitz, sur le lac (im see) de Lowerz, et non, comme l’a mal compris la tradition, au château de Kussnacht voisin du village d’Immensée. Le fort du lac Lowerz était, comme Kussnacht, un fort,