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MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA SUISSE.

chartes, des rapports du pays d’Uri et de l’empire. Enfin, M. Hisely, après tous ceux que nous venons de nommer, après ses propres travaux, arrive aussi à une conclusion pareille ; il résume toutes les opinions, toutes les pièces du procès, et il en présente de nouvelles qui, sur plusieurs points, lui donnent du jour et préparent une solution. Il ne laisse en arrière rien d’incertain, rien de suspect, pas le moindre pan de rocher, pas la moindre broussaille derrière laquelle puisse s’abriter l’ennemi, et il croit son lecteur décidé à le suivre partout ; mais l’ordre qu’il a dû adopter nous a paru propre à faire ressortir les détails plutôt que les grands traits de cette espèce de guerre au sujet de la dépouille du héros.

Nous tâcherons surtout ici de résumer la discussion. Toutes les difficultés qu’on élève contre la tradition de Guillaume Tell peuvent, selon nous, se réduire à trois principales : difficultés dans les sources, difficultés dans les récits mêmes, difficultés, enfin, provenant de l’esprit poétique, fictif ou symbolique, qui aurait créé en tout ou en partie la célèbre tradition. Les unes et les autres, déjà indiquées en partie par M. Hæusser, sont exposées complètement par M. Hisely.

III. — OBJECTIONS TIRÉES DES SOURCES ET DES CONTRADICTIONS DU RÉCIT.

La première et la plus saisissante, sinon la plus redoutable, c’est l’absence de tout témoignage contemporain. Les récits historiques les plus anciens où il soit fait mention de Guillaume Tell ne remontent que fort peu au-delà du XVIe siècle. C’est d’abord la chronique du secrétaire d’état de Lucerne, Melkar ou Melchior Russ ; publiée seulement depuis quelques années, elle fut composée vers la fin du XVe siècle. Elle reproduit souvent celle du secrétaire d’état bernois Conrad Justinger, qui parle de l’insurrection des Waldstetten, mais qui ne dit mot de leur héros populaire. La version de Russ est la plus ancienne et la plus simple. Cette légende fut répétée, au XVIe siècle, par un autre Lucernois, Etterlin ; par l’Argovien Schœdeler, qui l’a copiée ; par le Glaronnais Tschoudi, qui amplifie la tradition ; au commencement du XVIIe, par le Zuricois Stoumpf, qui la commente. Ces auteurs, surtout les premiers, sont des chroniqueurs, et rien de plus. Comme ils avaient à raconter l’histoire d’un peuple qui s’émancipe, ils citent des chartes et des titres ; mais, les interprétant d’après la situation de leur temps, ils les comprenaient souvent mal. Aussi M. de Gingins a-t-il pu dire sans trop d’exagération : « Il est prouvé qu’au XVe siècle les cantons primitifs ne savaient plus leur propre histoire. » Les chartes ont permis de refaire l’histoire de la révolution des cantons sur quelques points ; mais les chartes ne s’occupent pas des individus, et ne disent rien de l’aventureux arbalétrier. Les monumens consacrés à sa mémoire sont comparativement modernes. Les archives d’Altorf ont été incendiées. Certains documens prétendus officiels, un décret de 1387 instituant un service religieux en l’honneur du héros, un