Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/591

Cette page a été validée par deux contributeurs.
585
MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA SUISSE.

En elle-même, cette révolution est authentique, acquise à l’histoire ; mais son héros populaire, celui qui la résume et qui la domine aussitôt pour l’imagination ? mais Guillaume Tell ? C’est autour de cette grande et incertaine figure que naissent et se multiplient les difficultés historiques, difficultés de toute espèce et des plus graves, car on ne conteste pas seulement les aventures, mais l’existence même du héros. Plusieurs de ces difficultés frappèrent de bonne heure les historiens. Dès la fin du XVIe siècle, un écrivain suisse de grand savoir et d’un esprit critique très avancé pour le temps, Guillimann de Fribourg, était bien près de regarder toute cette tradition de Guillaume Tell comme une pure fable (fabulam meram, écrit-il à son ami l’annaliste Goldast). Dans le XVIIe siècle et le suivant, Iselin, Zourlauben, Balthasar, et plusieurs autres érudits attaquèrent l’héroïque légende ou la défendirent avec les armes de la critique de ce temps. « L’histoire de la pomme est suspecte » à Voltaire, qui finit même par ajouter ailleurs : « Et tout le reste ne l’est pas moins. » Dans le but, d’abord, de provoquer des recherches, puis poussés au jeu par de plates réponses et par le secret où les réduisit la persécution, Haller le fils et son ami Freudenberguer publièrent en commun le célèbre pamphlet anonyme intitulé : Guillaume Tell, fable danoise. Le haut état d’Uri le fit brûler par la main du bourreau, et demanda au sénat de Berne la tête de l’auteur : c’était Freudenberguer ; on comprend qu’il garda scrupuleusement l’anonyme, et aujourd’hui, pour découvrir la paternité du mémoire, il faut plus de recherches qu’il n’en a coûté à l’auteur lui-même pour nier l’existence de Guillaume Tell. En 1826 encore, un magistrat du canton d’Uri, M. Sigwart, écrivant comme ses ancêtres combattaient, donnait, sur ceux qui attaquent l’histoire du héros du pays, ce petit conseil au lecteur : « Lecteur, méprise ces misérables ! » Dans ces critiques, pas plus que dans les apologies, on n’était guidé par des principes sûrs, par un examen rigoureux des faits ; on niait, on admettait, on ôtait et on arrangeait au hasard. Au milieu de ce chaos d’opinions, Muller et Schiller firent appel l’un et l’autre à la vérité humaine, au sentiment populaire, qui leur répondirent aussitôt par la consécration européenne et définitive du nom de Guillaume Tell. L’esprit démocratique de l’époque contribua également à cette résurrection du héros. Néanmoins les difficultés historiques subsistaient. Les critiques qui les ont analysées de notre temps sont loin d’être arrivés tous à la même conclusion. Quelques-uns encore maintiennent purement et simplement la tradition tout entière. D’autres en agissent non moins à leur aise, et la rejettent sans appel. Entre ces deux extrêmes, il y a place pour beaucoup d’opinions, et des plus diverses. Ceux-là n’admettront que l’existence vague de Guillaume Tell, dans lequel ils voient un mythe, dirions-nous, si l’on était parvenu à s’entendre sur le sens de ce mot ; ceux-ci veulent qu’il ait, non-seulement vécu, mais agi, et de manière à frapper l’imagination de ses compatriotes ; son action fut louable, condamnable, insignifiante ou considérable, selon les divers jugemens. La majorité des critiques, pour se faire pardonner leur indulgence sans doute,