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MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA SUISSE.

traite sur ce point comme sur les autres. M. de Gingins, non content de faire pour l’histoire de la Suisse française ce que M. Kopp a fait pour celle de la Suisse allemande, s’est aussi occupé de cette dernière. Dans un récent mémoire, le plus rigoureux et le plus décisif de tous, mémoire écrit en français, et qui a pour titre : De l’état des personnes et de la condition des terres dans le pays d’Uri au treizième siècle[1], M. de Gingins déduit d’une longue suite de preuves que cette vallée, pas plus que les deux autres, ne relevait immédiatement de l’empire comme état ni même comme ensemble géographique. Il nous la montre au XIIIe siècle même, à la veille de l’émancipation, territorialement partagée entre plusieurs seigneurs ecclésiastiques et laïques, dont les tours menaçantes, les manoirs fortifiés, dominaient les deux rives du sauvage cours de la Reuss : on en voit encore la place et les restes. La tradition d’une prétendue liberté originelle ne fut donc en réalité, nous dit-il à peu près en ces termes, « qu’une noble illusion enfantée par la fierté nationale, et bien digne, au surplus, de ces vaillantes peuplades, plus jalouses d’affermir leur indépendance que d’en scruter l’origine. »

Heureusement la critique n’abat souvent que pour mieux reconstruire. Les rudes pâtres qui, les premiers, humilièrent l’Autriche ne pouvaient pas soutenir en droit, comme ils le firent par les armes, que leur pays fût libre et ne dépendît que de l’empire. Ce premier point pour M. de Gingins est prouvé ; mais, selon lui, l’Autriche ne pouvait non plus contester qu’il n’y eût individuellement beaucoup d’hommes libres parmi ces montagnards, tant nobles que paysans : c’est là un second point très curieux de l’étude historique de M. de Gingins. Cette partie de son mémoire ne touche pas seulement à l’histoire de la Suisse, mais à celle de l’origine des communes, sur laquelle il se fait de si grands travaux aujourd’hui en France et en Allemagne. Nous signalerons en quelques mots les résultats les plus essentiels des recherches de M. de Gingins.

La contrée montagneuse dont le lac des Waldstetten forme pour ainsi dire le lien et la plaine commune, n’est ni très âpre ni très élevée, bien qu’elle ait dans son aspect quelque chose de fier et d’héroïque. Néanmoins, aux VIIIe et IXe siècles, les chartes nous la montrent encore toute sauvage et inhabitée, à peine explorée par les ermites et par les chasseurs : elles l’appellent une vaste solitude, un vaste désert sans passage[2]. On en pouvait dire autant, il est vrai, de contrées même plus accessibles que celle-là dans ces âges farouches. La barbarie avait étendu ses ténèbres jusque sur la terre même, en la laissant se recouvrir de profondes forêts : il fallut la lui arracher pour ainsi dire et la reconquérir ; il fallut défricher le sol comme les esprits. De toutes parts, on se mit donc à l’œuvre, on perça des clairières, on gravit les pentes et les fleuves, on remonta les vallées solitaires. Les

  1. Ce mémoire se trouve dans la collection intitulée Archiv für schweizerische Geschichte (Zurich, 1843), t. I.
  2. Vasta solitudo, vastitas inviœ heremi.