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et maîtriser les passions politiques par les jeux de la fantaisie ; en un mot, cacher les plus dures vérités sous des extravagances transparentes, c’est ce qui ne pouvait réussir qu’à Athènes. Jamais les édiles n’eussent fait marché avec un chef de troupe comique disposé à mettre en scène de pareilles pièces.

Au surplus, les progrès de l’art et les susceptibilités de la politique n’avaient pu laisser la muse grecque elle-même dans la voie où elle s’était engagée sur les pas d’Aristophane. Forcément la comédie devait sortir des allusions parce qu’elles sont transitoires, et du caprice parce qu’il est exceptionnel. Pour constituer une école, il faut autre chose ; il faut atteindre l’homme même et s’en prendre à ce qui est l’éternelle inspiration du théâtre, je veux dire les passions du cœur et les ridicules des caractères. C’est ce que réalisa cette série d’écrivains comiques si brillante, si féconde, et dont un nom qui porte après lui le regret, le nom de Ménandre, est resté pour nous le symbole. Tel fut l’immense répertoire, aujourd’hui perdu, que les poètes de la vieille Italie eurent sous la main, et où ils purent choisir des canevas d’intrigues et des cadres plaisans. Les barbares de Rome[1] traduisirent plus d’une fois les beaux-esprits d’Athènes et ne s’en cachèrent pas : Plautus vortit barbare. Et puis, dans l’entraînement général vers l’imitation de la Grèce, ce devint aussi une mode de se donner des airs grecs au théâtre. Bien avant la politesse raffinée de Térence, qui souvent affectait de ne pas même traduire le titre de ses pièces, Plaute avouait que le bon ton était de revêtir les acteurs du pallium plutôt que de la toge :

Quo illud vobis græcum videatur magis[2] ;

aussi, a-t-il beau les déguiser, je les reconnais. Des jeunes fous et des vieux libertins, des pères dupés et des courtisanes insatiables, assurément il y en a partout, et ceux du Latium pouvaient très bien n’être guère différens de ceux de l’Attique. Qu’on voie donc, pour peu qu’on y tienne, un emprunt fait à la Grèce dans cette suite de types favoris qui avaient le privilége de toujours provoquer l’hilarité romaine ; que l’infâme prostitueur, avec ses habits chamarrés et son gros ventre, soit bafoué par les amoureux qui l’escroquent ; que la broche du moindre cuisinier suffise à faire fuir ce soldat fanfaron qui se vantait tout à l’heure de tuer des éléphans d’un revers de main ; que le vorace parasite quitte la cuisine pour relire de l’œil qui lui reste ses vieux cahiers de bons mots[3] et se faire ensuite payer ses lazzis par quelque franche-lippée ; qu’un esclave, bel-esprit effronté, invente pour filouter son maître toute une stratégie savante, toutes les combinaisons d’un fripon retors et madré ; enfin, que ce cortége d’êtres ignobles ou burlesques passe

  1. Dans le vieux théâtre latin, faire la débauche, c’est vivre à la grecque, pergræcari ; suivre l’austérité romaine, au contraire, c’est vivre à la barbare, ritu barbaro vivere.
  2. Plaut., Menechm., prol., 7.
  3. id., Pers., 389.