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qui précèdent la clôture définitive du conclave, Ricci embrassait leurs genoux qu’il mouillait de larmes ; il leur recommandait, à haute voix, cette société approuvée par tant de pontifes, confirmée par un concile général ; il rappelait ses services, il les vantait, sans inculper aucune cour, aucun cabinet. Puis, à voix basse et dans la liberté d’un entretien secret, il représentait aux princes de l’église l’indignité du joug que les princes du siècle voulaient leur imposer. Il leur faisait sentir qu’ils ne pouvaient s’y soustraire que par une élection précipitée. Au lieu d’attendre ces Français et ces Espagnols, il fallait les contraindre à baiser les pieds du pape nommé sans leur aveu. Ces conseils violens, soutenus par Torrigiani et par l’ancien cardinal patron, ne restaient pas sans écho au Vatican. Les zelanti furent même sur le point de les faire prévaloir. L’élection de Chigi, un des leurs, n’avait échoué que faute de deux voix. D’Aubeterre, averti à temps, déjoua ces intrigues par une attitude noble et calme. En public, dans les salons de la noblesse romaine, il refusa d’y ajouter foi, ne pouvant croire, disait-il, que le saint-siége voulût se perdre. En même temps, il écrivit à sa cour pour presser l’arrivée des cardinaux français[1].

La politique du cabinet de Versailles, si compliquée à Rome, ne pouvait se passer d’intermédiaires habiles. Les conclaves ont toujours été notre écueil. La confiance poussée jusqu’à l’indiscrétion est parmi nous un trait national, et dérive de nobles qualités ; à Rome, c’est une faute irrémissible. Entraînés par la vivacité de leur imagination, nos négociateurs s’égarent sans cesse dans un labyrinthe de finesses qu’ils ne comprennent pas. Les cardinaux italiens se tiennent en bataillon serré : ceux de France, au contraire, sont constamment désunis ; ils s’entourent de conclavistes jeunes, ambitieux, avides d’informations, plus avides encore de paraître informés. Ces élémens de publicité ne peuvent lutter avec avantage contre une dissimulation continuelle, inspirée par la nécessité et l’amour-propre, car la dissimulation est à Rome la mesure des talens d’un homme d’état ; sans cette base, les dons les plus heureux seraient généralement méconnus. En effet, qu’on examine la situation d’un prélat romain à cette époque. Il est placé entre le besoin de plaire à sa cour, presque toujours compromise avec les puissances, et la nécessité non moins impérieuse de ménager ces puissances, dont le veto pourrait l’anéantir. Aussi, dès que son ambition voit poindre le chapeau, même dans un lointain obscur, son visage se couvre d’un masque, que le sommeil, dernière expression

  1. D’Aubeterre à Choiseul, février 1769.