Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/51

Cette page a été validée par deux contributeurs.
45
SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

cette tâche ne laissait pas d’être compliquée, car enfin c’est au saint-siége lui-même qu’il fallait arracher ce sacrifice, c’est lui qui de bonne grace devait licencier cette milice que le XVIe siècle vit naître tout armée pour combattre l’esprit nouveau. Fallait-il la laisser périr sous les coups d’une philosophie menteuse ? Fallait-il reconnaître les droits de cette fille de la réforme, plus dangereuse que sa mère ? Les princes ennemis des jésuites n’avaient qu’un moyen d’y réussir ; il ne leur restait qu’à intimider le conclave, à nommer le pape. Quoique occupée d’objets plus immédiats, l’Europe fut attentive à ce débat ecclésiastique ; notre génération ne s’en étonnera pas.

Si telle était la tendance de l’opinion publique, qu’on juge de l’anxiété des jésuites. Ce n’était pas pour eux un simple intérêt de curiosité, c’était la vie ou la mort. La présentation du mémoire de Parme avait glacé de terreur la compagnie de Jésus. Le père Delci était parti précipitamment pour Livourne, entraînant les trésors de l’ordre, qu’il voulait transporter en Angleterre ; le général, moins pusillanime, l’arrêta dans sa fuite ; Ricci sentit, dès l’ouverture du conclave, que désormais il fallait mesurer l’audace au danger. Son activité se multiplia comme par miracle. Rome, pendant la vacance du saint-siége, présente toujours un spectacle singulier. Le comique, le burlesque même abonde dans ses rues, dans ses places, et se glisse jusque dans les corridors du Vatican. En 1769, la situation des jésuites prêta quelques traits nouveaux à la physionomie de ces jours d’ivresse. À travers les nombreux détachemens des gardes nobles, escorte pompeuse des repas des cardinaux, qui traversent la ville dans de riches litières, au milieu de la foule grave des Transteverins, de la tourbe bigarrée et curieuse des conducteurs de buffles, des bergers, des contadines accourus de la Sabine, de Tivoli, d’Albano, du fond des Marais-Pontins, pour voir la grande cérémonie, l’attention générale s’arrêtait sur le père Ricci, qu’on rencontrait partout, inquiet, essoufflé, hors d’haleine. Dès la pointe du jour, il parcourait les quartiers de Rome depuis le Ponte-Molle jusqu’à la basilique de Latran. À l’exemple de leur supérieur, les jésuites de considération (ainsi les désigne un document contemporain) ne cessaient de faire des visites aux confesseurs, aux amis des éminences. Les mains pleines de présens, ils s’humiliaient devant les princes et les dames romaines. Ce soin n’était pas superflu. Déjà on s’éloignait des pères, déjà (fatal pronostic !) le prince de Piombino, partisan de l’Espagne, venait de retirer au général le carrosse que sa famille allouait depuis un siècle pour ce pieux usage. Introduit auprès des cardinaux pendant le peu de jours