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l’on est tout-à-fait dégoûté des aventures orientales, à la vue de leurs pieds enfoncés dans des bottines informes au-dessus desquelles on voit souvent à nu le bas d’une jambe molle, sans nerfs, sans contours, et qu’on dirait de cire. Il faut ajouter que les femmes qui se promènent seules dans les bazars sont vieilles la plupart ou de la plus basse classe. Condamnées par la jalousie orientale à une réclusion presque perpétuelle, les belles et riches dames turques sortent rarement à pied et marchent toujours accompagnées d’une nombreuse suite d’esclaves vêtues comme elles. On les reconnaît à la blancheur de leur féredjé, à leur taille plus svelte, qui, sans être provoquante comme celle des Andalouses, peut avoir de la grace dans son abandon, à leurs yeux noirs curieux et craintifs, où se mêle à l’éclat méridional cette langueur asiatique dont se sont de tout temps émerveillés les poètes. Sans doute parmi ces femmes il en est de fort belles, mais je n’en persiste pas moins à croire que si, pour parvenir jusqu’à elles, quelques Européens ont affronté de grands périls, une mort certaine en cas de surprise, elles le doivent moins à leurs séductions qu’au charme de l’inconnu et à l’attrait enivrant du danger.

Après avoir parcouru les bazars, nous nous dirigeâmes vers le marché des esclaves. Cette dénomination donne au voyageur l’idée d’un spectacle tout différent de celui qui l’attend et le prépare à des impressions pénibles qu’il ne doit pas ressentir. Après avoir suivi, sous la conduite de Moïse, les détours sans nombre d’une infinité de ruelles tortueuses, nous arrivâmes en face d’une grande masure. Une sorte de porte cochère, seule ouverture que présente à l’extérieur cet édifice, donne accès dans une cour spacieuse dont le sol inégal est jonché d’herbes jaunies. Quelques arbustes rabougris jettent seuls un peu d’ombre dans cette cour brûlante qu’entourent de mauvais bâtimens sans étages, sans fenêtres, et percés de petites portes à ogives. Le long des murailles étaient couchés quelques nègres, et, à l’ombre de la voûte qui sert d’entrée, une dizaine de Turcs, assis par terre, les jambes croisées, jouaient gravement aux cartes. Quoiqu’aujourd’hui les musulmans n’interdisent plus, comme autrefois, aux chrétiens l’entrée du marché des esclaves, il ne les y voient pas d’un très bon œil, et souvent encore, à Smyrne, ils repoussent rudement l’étranger qui affecte envers eux des airs d’autorité. Sur le conseil de Moïse, nous allâmes d’abord nous asseoir auprès des joueurs. L’intérêt que je paraissais prendre à leur jeu flatta l’un d’entre eux, qui me fit demander si, en Europe, on connaissait cette partie. C’était, à ce qu’il me parut, une sorte de drogue assez semblable à celle qui,