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LA TURQUIE. — SMYRNE.

presse dans ces couloirs humides n’offrait un spectacle bizarre qu’on ne se lasse pas d’observer. Dès le premier regard, on s’aperçoit que les Turcs forment la classe la plus noble de cette multitude. Ils doivent à leur ample costume un air imposant que ne dément ni la régularité de leur profil, ni leur attitude sévère. La population turque n’a pas encore adopté, comme on le croit généralement en France, l’odieux uniforme moderne imposé par Mahmoud à l’armée et aux fonctionnaires publics. En Turquie, Dieu merci, le turban de cachemire est encore à la mode. On en voit de toutes les couleurs dans les bazars de Smyrne, depuis le rouge, qui signale un riche négociant, jusqu’au vert, qui distingue un émir ou un pieux musulman qui a accompli le pèlerinage de la Mecque. Une veste sans collet, de drap brodé de soie ou pailleté d’or, un grand châle roulé en ceinture dans lequel est passé un poignard à manche d’agate, un immense pantalon descendant jusqu’aux genoux, des babouches le plus souvent rouges, par-dessus le tout une pelisse ou une grande robe de laine, tel est encore aujourd’hui le costume habituel des Turcs. Les Arméniens sont moins élégans. Coiffés d’un énorme ballon d’Astracan, pareil, quant à la forme, à une marmite renversée, ils portent sous une tunique rayée une soutane noire, d’une coupe sacerdotale. Au milieu de ces hommes à la démarche grave se faufilent rapidement des juifs dont le front pâle est entouré d’une loque blanchâtre couverte de petits dessins noirs si semblables à des chiffres qu’on est tenté de croire qu’avant d’être employée pour coiffure, elle a servi de livre de comptes. De beaux Grecs aux longs cheveux noirs, à la moustache retroussée, à la mine hautaine, sont les dandies de cette foule bigarrée où se pressent des nègres demi-nus, des officiers européens en uniforme, et où l’on voit se glisser comme des fantômes les femmes turques en dominos blancs. Malgré le mystère qui les entoure et quel que soit l’inexplicable attrait du fruit défendu, ces femmes, quand on les examine avec soin, n’ont rien de séduisant pour des Européens. On trouverait à leurs yeux noirs un certain éclat, si les bandes de mousseline qu’elles serrent autour de leur visage les laissaient seuls à découvert ; mais, sous l’étoffe à demi transparente, on entrevoit des joues blafardes, odieusement comprimées, et des sourcils noirs dont la couleur artificielle déteint souvent sur le yachmak. L’ample féredjé, ou domino blanc qui les enveloppe, ne dissimule pas non plus suffisamment les contours par trop riches de leur taille, à laquelle on souhaiterait le soutien d’un corset. Leurs mains jaunes, leurs ongles teints en brun avec le henné, donnent de leur propreté une assez triste opinion, et