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LA TURQUIE. — SMYRNE.

ses services m’étant indispensables, je le suivis dans un inextricable labyrinthe de ruelles tortueuses, sombres, humides, où régnait une certaine odeur de cannelle particulière aux villes de Turquie. Le bruit de nos pas résonnait seul dans ces étroits passages, où de loin en loin nous étions croisés par un Turc aux jambes nues, qui marchait, ruisselant de sueur et ployé sous un énorme faix. Après beaucoup de détours, nous arrivâmes à la Pension suisse, auberge passable, où je déposai à la hâte mon mince bagage, empressé que j’étais de parcourir la ville.

La rue des Francs, que nous suivîmes d’abord, est réputée la plus belle de Smyrne ; elle a en effet beaucoup de caractère, bien qu’elle ne réponde en rien à l’idée qu’on peut s’en faire. Une rue étroite, un ruisseau infect, des maisons de toutes couleurs, de toutes formes, de toutes hauteurs, un mauvais pavé sur lequel ne roule jamais une voiture, à droite et à gauche des échoppes servant de boutiques, au-dessus des têtes de grands lambeaux de toile ou de cotonnade faisant office d’auvens et projetant des carrés d’ombre dans la rue inondée de soleil, sous les pieds des raclures de légumes, des côtes de melons écrasés, de grands chiens jaunes entraînant dans la boue des os à demi rongés ; une foule bigarrée, chaussée de babouches, marchant sans bruit, se pressant sans tumulte ; une inconcevable mêlée de turbans turcs, de chapeaux de castor, de fez rouges et de burnous ; des portefaix qui vous poussent, des ânes dont les bâts vous heurtent, quelquefois une file de chameaux qui marchent droit devant eux, sans regarder, mettant indifféremment le pied sur le pavé ou sur le flâneur distrait qui n’a pas su les éviter ; beaucoup de mouvement et peu de bruit dans cette multitude, tel est l’aspect de la rue des Francs. Des marchandises de toute nature sont étalées aux montres des pauvres boutiques. Ici des étoffes européennes font face à des comestibles, là une marchande de modes a exposé des chapeaux roses venus tout nouvellement de Paris auprès d’un marchand turc qui vend du tabac par monceaux ; plus loin, un juif à la face rasée a établi une boutique de parfums, de bouts d’ambre, d’eaux de senteur tout auprès de l’étal d’un boucher qui écorche en pleine rue ses moutons. C’est un pêle-mêle dont il est difficile de se faire une idée ; des visages de toutes nuances, des costumes de tous pays vous entourent, et l’on parle autour de vous toutes les langues. Les rues des bazars où nous arrivâmes bientôt ressemblent aux rues de la ville, à cela près qu’elles sont beaucoup plus étroites encore, plus immondes, et que les maisons à étages y sont remplacées par des baraques en bois qui rappellent les cahutes