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que nous avons rêvés. Le panorama de Smyrne, en particulier, ne ressemble en rien à celui que notre imagination nous présente.

Tour à tour retenue par les calmes et contrariée par une violente tramontane, l’escadre avait perdu beaucoup de temps ; ce fut seulement vers la fin du cinquième jour après notre départ de Rhodes que le steamer l’Achéron, à bord duquel je me trouvais, sortit du détroit de Scio, remorquant à grand’peine un vaisseau de cent canons. Le soleil se couchait. Dans ce pays d’Orient, où la beauté du ciel fait la beauté du paysage, l’heure la plus magnifique du jour est assurément la dernière. Le rivage, dont on entrevoyait vaguement les contours, était couvert d’un éclatant tapis de pourpre, et la mer semblait rouler des flots d’or. Une tiède brise commençait à tempérer l’étouffante chaleur de la journée, et l’on ressentait cet inexprimable bien-être que, dans les pays méridionaux, on éprouve toujours à l’entrée de la nuit. Sur les flots endormis du golfe, l’Achéron glissait mollement, avec un bruit monotone, entraînant derrière lui l’Inflexible, dont les grands mâts et les voiles immenses semblaient glacés de rose. Indifférens au magnifique spectacle qui nous entourait, les matelots de quart, assis en cercle sur le pont, jouaient avec un petit mouton noir qui devait l’existence à l’affection que, depuis notre départ d’Athènes, il avait su inspirer à tout l’équipage. Couché sur la dunette, je ne pouvais détacher mes yeux du rivage ; je cherchais à deviner toutes les sinuosités, à compter tous les arbres de cette terre d’Asie, vers laquelle s’étaient envolés autrefois mes plus beaux rêves. Bientôt s’éteignirent les lueurs de l’incendie qui embrasait l’horizon, des nuances plus pâles leur succédèrent, et la nuit amena avec elle une fraîcheur humide et un calme profond. Un instant je regardai la mer phosphorescente, où les bâtimens creusaient un sillage enflammé, le ciel où les étoiles s’allumaient une à une ; puis ma vue se troubla, mes pensées s’effacèrent, et je m’endormis profondément. — Une heure plus tard, le grincement d’une chaîne et une légère secousse qui fit frémir l’Achéron me réveillèrent en sursaut. On venait de mouiller l’ancre, nous étions devant Smyrne. Une obscurité profonde régnait autour de nous, et à la faible lueur des étoiles j’entrevoyais à peine, dans le port, les longues vergues noires des navires, et du côté de la terre une masse sombre de maisons où brillaient çà et là quelques petites lumières. La ville était silencieuse, et les premiers bruits que j’entendis sur la côte d’Asie furent les hurlemens lointains de quelques chiens affamés. Après la manœuvre du mouillage, tout mouvement cessa peu à peu dans le port, la voix des officiers ne re-