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instant séduit, ne peut tarder à reconnaître qu’en rattachant si étroitement le monde à son principe, non-seulement on abaisse outre mesure l’homme et la nature, mais on enchaîne et on dégrade le premier principe lui-même. Si le monde, si la nature et l’humanité ne sont rien sans Dieu, que sera Dieu sans le monde ? L’activité absolue non encore développée, la pensée indéterminée sans conscience d’elle-même, une existence qui dans sa perfection stérile touche au néant. Si Dieu considéré en soi n’a pas conscience de lui-même, il faut s’écrier avec cet ancien : Que devient sa dignité ? Τὶ ἃν εἴη τὸ σεμνόν[1]. Si Dieu ne peut pas ne pas produire le monde, où est son indépendance, sa plénitude, sa liberté ? Dans la nécessité absolue de ce développement éternel s’évanouissent avec la liberté et la sagesse, et la justice, et la bonté, et tous ces attributs sublimes qui font Dieu accessible et adorable au genre humain. À quoi donc a-t-il servi de dépouiller ce monde de sa part légitime d’individualité, de ravir à l’ame humaine son attribut le plus excellent, la liberté, pour la refuser ensuite à Dieu même, et le rabaisser presque, dans son aveugle et fatale activité, au-dessous de cette humanité misérable et imparfaite qui n’existe qu’en lui et par lui ?

Voilà la pensée humaine suspendue entre deux écueils. Être dualiste, c’est presque renoncer à Dieu ; être panthéiste, c’est presque renoncer à soi-même. Extrémités fatales entre lesquelles le génie et la sagesse même ont bien de la peine à tenir la route ! Les métaphysiciens du clergé s’imaginent que le christianisme a levé la difficulté par le dogme de la création ; c’est se méprendre étrangement. En vérité, si peu que l’on connaisse l’histoire de l’esprit humain et les terribles difficultés des problèmes métaphysiques, il est difficile de retenir un sourire en voyant ces contempteurs altiers de la philosophie, qui font si bon marché du panthéisme et le réfutent en quelques lignes, qui le prennent si haut avec Platon, avec Aristote, avec Spinoza, nous donner le dogme de la création comme l’explication merveilleuse, inattendue, incomparable, du rapport qui unit le fini avec l’infini. La création, voilà le grand mot de l’énigme, voilà la parole magique qui fait tomber tous les voiles et dissipe toutes les ténèbres. Et sans doute le dogme de la création est digne de tous nos respects ; mais qu’on aille au fond de ce dogme : à la place d’une explication positive du problème, on n’y trouvera qu’une règle de sagesse sur un mystère impénétrable, une sorte de digue opposée par la sagesse des conciles aux témé-

  1. Aristote, Métaph., XII, 9.