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nombre infini d’êtres mobiles et fugitifs qui se succèdent dans la durée, qui se bornent dans l’étendue, s’opposent ou s’unissent, se combinent ou se séparent en même façons variées, mais suivant un ordre nécessaire, voilà le monde. Dans un tel système, il est clair que Dieu n’est pas plus sans le monde que le monde sans Dieu. Le monde sans Dieu, c’est une série infinie d’effets sans cause, de modes sans substance, de phénomènes sans ordre et sans raison. Dieu sans le monde, c’est l’être absolument indéterminé, sans attributs et sans différence, incompréhensible et ineffable, c’est-à-dire une abstraction stérile et morte, un véritable néant d’existence. Et cependant on ne saurait dire que Dieu et le monde soient ici confondus et rigoureusement identifiés. Ils ne sont point séparés sans doute, ni même séparables : ils existent l’un avec l’autre, et, pour ainsi dire, l’un par l’autre ; mais ils restent distincts, comme l’éternité est distincte du temps, l’immensité des formes de l’étendue, la substance une et identique de la variété et de la multiplicité de ses modes, la cause enfin de ses effets, même nécessaires. C’est donc imposer à la doctrine de Spinoza et au panthéisme deux formules également fausses que de les définir : l’absorption du fini dans l’infini, formule du théisme extravagant de l’école d’Élée, rêve à la fois grandiose et puéril de la philosophie grecque au berceau ; ou bien, l’absorption de l’infini dans le fini, formule de l’athéisme absolu de Démocrite et d’Épicure. La vraie formule du panthéisme, c’est l’union nécessaire du fini et de l’infini, la consubstantialité et la coéternité d’un univers toujours changeant et d’un Dieu immuable.

Le panthéisme ainsi défini et nettement séparé de ce qui n’est pas lui, il faut reconnaître que sa place est grande aujourd’hui dans le mouvement de la philosophie européenne. Depuis quarante ans, il triomphe en Allemagne ; si l’Italie le repousse avec énergie par l’organe de ses penseurs les plus respectés, les Galuppi, les Ventura, les Rosmini ; si l’Angleterre, fidèle à ses vieilles traditions, refuse d’abandonner cet empirisme héréditaire que Bacon légua à Locke, Locke à Hume et à Bentham, on ne saurait contester qu’en France, les spéculations hardies de Schelling et de Hegel n’aient rencontré tout au moins de très vives sympathies. C’est là sans nul doute un fait considérable, et les adversaires de la philosophie ont parfaitement le droit de le constater ; mais le droit de prendre acte d’un fait n’est pas celui de le défigurer, et tout homme sage conviendra que c’est un mauvais moyen de guérir une époque malade que de la tromper et de se tromper soi-même sur la nature, la gravité et les causes de son mal.