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l’idée de l’ordre et jusqu’à Dieu ? Tant s’en faut. Tout cela nous est donné par la parole, par l’enseignement, c’est-à-dire par une tradition qui remonte au premier homme. Il suffit de constater ici, pour la dernière fois, sur un point capital, l’accord parfait de M. l’archevêque de Paris avec trois personnages également ennemis de toute philosophie, l’ancien abbé de Lamennais, M. de Bonald et M. Bautain. Suivant cette doctrine, ce sont les mots qui créent les idées ; ôtez le mot Dieu, le genre humain devient athée. C’est par la tradition orale que Platon s’éleva, au sein du paganisme, à l’idée d’un Dieu unique et spirituel, source de l’être et père des hommes. Mais nous n’avons point à discuter ces théories ; nous voulons seulement les constater, pour mettre en lumière, par une décisive et dernière preuve, l’étroite union qui existe entre les principes du clergé et ceux d’un homme qu’il désavoue vainement, et dont il subit sans le vouloir et sans le savoir, la vivace et funeste influence.

Je crois donc avoir le droit de conclure que le triple principe sur lequel repose toute la polémique du clergé contre la philosophie, savoir : l’impuissance où est une intelligence finie de concevoir l’infini, la variabilité et l’individualité de la raison, enfin l’incapacité absolue de l’esprit humain sans une révélation faite au premier homme et transmise par la parole, ce triple principe vient directement de M. de Lamennais, qui l’avait emprunté lui-même à Pascal, c’est-à-dire à Montaigne et au scepticisme. Elle est donc peu sérieuse cette distinction du rationalisme et de la philosophie. Il n’est donc que sur les lèvres ce respect qu’on professe pour Descartes, pour Malebranche, pour tous ces glorieux interprètes de la pensée libre, et ce désir qu’on étale de renfermer la philosophie dans ses justes limites couvre le dessein prémédité de la discréditer et de la détruire. Comment respecterait-on la philosophie ? On ne la connaît pas. On parle de son histoire de manière à faire pitié aux moins instruits. On cite Platon sans le comprendre ; on traite Aristote comme on ferait un médiocre écolier[1]. On parle de Spinoza, et ce vigoureux génie, dévoyé sans doute, mais qui marche d’un pas si ferme et d’un cœur si sincère vers les abîmes, on le caractérise par ces deux traits : sophiste et mauvais logicien[2]. Il est clair, en un mot, que les sentimens de modération qu’on affiche cachent des rancunes implacables ; qu’en parlant de paix, c’est la guerre

  1. M. Bautain, Philosophie du Christianisme, tome I, p. 361.
  2. M. l’archevêque de Paris, Recommandation, etc., dans la Théodicée chrétienne de l’abbé Maret.