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DE LA PHILOSOPHIE DU CLERGÉ.

pas même Dieu. Avant de s’y engager, Descartes, prévoyant qu’il pourra durer plus d’un jour et le mener loin, sent la nécessité de se donner des règles provisoires de conduite, et, en vrai sage, c’est à la religion qu’il les emprunte, à la religion de ses pères, à celle où, comme il dit, Dieu lui a fait la grace d’être instruit dès son enfance. La religion, ici, n’est point considérée comme un système de vérités spéculatives, mais comme une règle pour la pratique. Descartes le déclare expressément : c’est une morale qu’il se donne, rien de plus, et une morale par provision[1]. Je me sers de ses termes afin que toute équivoque soit impossible. Ce serait donc une tentative bien vaine que celle de nier ou d’obscurcir ce qu’il y a dans le cartésianisme de plus clair et de plus avéré, je veux dire le fait de la sécularisation définitive de la raison. L’éternel honneur de Descartes, c’est d’avoir accompli ce grand ouvrage que les siècles avaient préparé. Si l’on a conçu de nos jours la funeste pensée de l’ébranler ou de le détruire, qu’on renonce du moins à prendre Descartes pour complice.

Les écrivains du clergé se récrient contre cette indépendance absolue de la philosophie ; ils demandent si elle prétend tout connaître, tout pénétrer, sonder tous les mystères, percer tous les voiles, ne reconnaître enfin aucune limite. Ils se déclarent en état de démontrer rationnellement que la philosophie a des bornes étroites, qu’elle est incapable de satisfaire les besoins les plus impérieux de la nature humaine, que, si elle ose l’entreprendre, elle mène au scepticisme, au matérialisme, au panthéisme. Je ne crois pas qu’une seule de ces assertions soit vraie ; mais j’avoue que nous voilà sur un terrain où la discussion est possible et légitime. La philosophie ne peut souffrir qu’on la limite en vertu d’une autorité étrangère ; mais du moment qu’on s’appuie sur la raison pour assigner des bornes à la philosophie, la philosophie serait infidèle à son propre principe, si elle refusait le débat. La question est donc de savoir quelles sont les limites de la raison, quelle est la portée de la philosophie en matière de questions morales et religieuses, ou plutôt la question est de savoir si le clergé, sous prétexte de limiter la philosophie, n’en veut point consommer la ruine. C’est ce qui va s’éclaircir de plus en plus.

Depuis la controverse célèbre à laquelle l’auteur de l’Essai sur l’indifférence a attaché son nom, deux opinions nouvelles se sont produites au sein du clergé, avec plus ou moins d’éclat et d’autorité, touchant les droits et la portée de la raison.

  1. Discours de la Méthode, troisième partie.