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LES THÉÂTRES.

complaisans qui ne paient pas, et même d’applaudisseurs qu’on est obligé de payer. Il serait curieux de comparer le produit des premières représentations sous l’ancien régime et sous l’influence de nos nouvelles habitudes littéraires. On remarquerait que des ouvrages joués sans succès rapportaient deux ou trois fois plus à la première épreuve que ceux qui, de nos jours, se recommandent le mieux au public par le nom de leurs auteurs[1].

Les comédiens assez puissans pour dominer le public sont toujours fort rares. La plupart d’entre eux doutent de leurs forces, et ont besoin de se sentir soutenus ; un dédaigneux silence les paralyserait complètement. Des applaudisseurs à gages, jouant la gaieté ou l’enthousiasme, pour réchauffer la salle et renvoyer l’étincelle à l’acteur, sont un accessoire triste, mais nécessaire, de toute représentation dramatique. Le public lui-même n’est pas fâché qu’on lui fasse violence jusqu’à un certain point, en stimulant son apathie. Mais n’a-t-on pas abusé effrontément et maladroitement de ce charlatanisme ? Jadis, le parterre jugeait en dernier ressort ; aujourd’hui, les claqueurs y règnent avec une grossièreté qui en éloigne les spectateurs honnêtes. Le chef qui dirige ces machines à succès est un fonctionnaire en titre. Nous avons eu entre les mains un marché par lequel une pareille charge est transmise à prix d’argent comme une étude d’avoué ou de notaire. L’entrepreneur s’engage « à faire tout ce qui dépendra de lui pour faire réussir les pièces nouvelles. » Il doit « protéger les débuts des acteurs et actrices, et soutenir ceux ou celles qui lui seront désignés. » Il n’est pourtant, aux termes de la convention, nullement responsable des non-succès, « à moins qu’il n’y ait faute ou mauvaise gestion de sa part. » Pour prix de cet engagement, un nombre déterminé de billets est mis à sa disposition. Artiste et poète à sa manière, il fait et joue les pièces. Applaudir après un grand air, après un jeu de physionomie, c’est ce qu’il appelle, en terme du métier, « faire un grand air, faire une physionomie. » On croira peut-être que les malheureux qui s’attellent en sous-ordre à un ouvrage pour le tirer de l’ornière sont indemnisés du sacrifice de leur soirée.

  1. À la Comédie-Française, la première représentation des pièces les plus faibles faisait toujours entrer dans la caisse 4 à 5,000 francs, somme qui couvrait les frais de mise en scène dès le premier jour. Exemples : Hercule au Mont Œta (1787) produit 4,680 fr.Montmorency, tragédie jouée en 1800, produit 5,591 fr.L’Aimable Vieillard (1801) produit 4,326 fr.La Mort de Henri IV, tragédie (1806), produit 5,608 fr. — Aujourd’hui, de grands ouvrages d’un incontestable mérite produisent rarement 2,000 fr.