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SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

donc de trancher le lien qu’il n’avait pu dénouer : il profita de l’accès de colère du roi d’Espagne et lui proposa une démarche audacieuse, mais définitive ; il l’engagea à demander au saint-siége, d’accord avec la France et Naples, l’abolition complète et générale, la suppression de la société de Jésus. Il proposa cette grande mesure sans colère et sans haine, simplement par impatience et par lassitude. Qu’on en juge par un seul exemple. L’ambassadeur de France travaillait au renvoi du cardinal secrétaire d’état. Il en écrivit au duc de Choiseul, dont voici la réponse officielle : « Vous êtes embarrassé, monsieur, du choix d’un secrétaire d’état si le cardinal Torrigiani venait à manquer, et moi je suis excédé d’un sot nonce que vous m’avez envoyé, et qui certainement ne peut être bon dans aucun temps en France ; unissons nos deux embarras, et travaillez là-bas pour que le nonce soit secrétaire d’état : il vaudra à coup sûr autant et aussi peu qu’un autre, et j’en serai débarrassé ici[1]. » Certes ce n’est pas là le langage d’un persécuteur fanatique. Ce ne fut donc pas par un sentiment profond dont les jésuites lui font honneur que Choiseul suggéra au roi d’Espagne la demande de la suppression de l’ordre ; il céda à de nouvelles instances du parlement de Paris, dont il avait épousé les intérêts. Qu’importe, disaient ces magistrats, que nous ayons chassé les jésuites de France, s’ils ne disparaissent pas à jamais ? Leur retour parmi nous reste toujours possible. Que faut-il pour cela ? Un changement de règne ou de ministres, peut-être moins, le caprice d’une maîtresse, un accès de dévotion dans un roi dont l’âge décline. Louis XIV n’en a-t-il pas donné l’exemple ? Et alors que n’a-t-on pas à craindre du retour de prêtres ulcérés et triomphans ? Ainsi pensait le parlement ; Choiseul, indifférent, le laissa faire. Avec sa légèreté naturelle, il s’imagina rendre service aux jésuites en demandant l’abolition définitive de la société. Il les persécuta par pitié et sollicita leur perte par humanité. Il vit avec peine le traitement infligé par des rois puissans à des vieillards désarmés. Leur course sur les mers, leur pénurie en Corse, l’affligeaient sincèrement. Selon lui, la mesure proposée était dans l’intérêt des jésuites eux-mêmes. Débarrassés de toute préoccupation, à l’abri de la haine des gouvernemens, ils retrouveraient la paix dans l’intérieur de leurs familles ; ils vivraient sans crainte, soumis aux lois de leur patrie, et seraient trop heureux de rentrer dans la vie commune[2].

  1. Choiseul à d’Aubeterre ; Versailles, décembre 1768.
  2. Choiseul à d’Ossun ; Marly, 11 mai 1767.