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mots : Sur mon sang et mon ame ; elle repousse tout emploi inutile du nom du Créateur, tout passage contraire aux opinions religieuses, tout jurement : Dieu me damne, etc. Dans l’opinion des censeurs, la tragédie peut comporter l’emploi du nom de l’Être suprême, jamais la comédie. Parfois, au dire de Charles Kemble, la censure fait des suppressions quelque peu frivoles et qui décèlent plus de pruderie et de bigotisme que de lumières et d’élévation d’esprit. L’un des censeurs entendus consent bien à ce qu’un amant dise à sa maîtresse : Mon ange ; mais un autre, George Colman, s’y oppose absolument, comme à un empiétement sur le domaine sacré ; il proscrit le mot cuisse comme indécent, et celui de lutin damné comme blasphématoire. Le témoin qui a signalé ces rigueurs est le fécond Moncriff, auteur de deux cents pièces de théâtre, qui toutes ont été censurées. Or, ce même George Colman, qu’effarouche l’innocente expression d’ange, a lui-même écrit pour le théâtre et ne s’est pas toujours montré si chatouilleux. Le président de l’enquête se donne le matin plaisir de le lui rappeler, et lui fait, sous air d’information, subir perfidement une petite torture dans le dialogue suivant : « Le comité a appris que vous aviez retranché d’une pièce l’épithète d’ange appliquée à une femme. — Oui, en effet, parce qu’un ange est une femme, si vous voulez, mais une femme céleste. C’est une allusion aux anges de l’Écriture, qui sont des corps célestes. Toutes les personnes qui ont lu la Bible le savent, et, si elles l’ignorent, je les renvoie à Milton. — Vous rappelez-vous le passage dans lequel vous avez fait cette suppression ? — Non, je ne puis pas charger ma mémoire de tout ce bagage ; je ne sais s’il m’est arrivé de supprimer un ange ou deux, mais il y a apparence que je l’aurai fait une fois ou l’autre. — Les anges de Milton ne sont pas des dames (ladies) ? — Non, mais quelques anges de l’Écriture le sont, je crois. — En admettant que vous vous décidiez quelque jour à laisser passer quelque ange dans un opéra ou une farce, quelle serait, selon vous, l’impression qu’en éprouverait le public ? — Je ne saurais le dire, je ne puis sonder le cœur de ceux qui sont à la galerie, au parterre ou dans les loges… — Comment conciliez-vous vos opinions d’aujourd’hui avec l’emploi que vous-même avez fait, dans quelques-unes de vos compositions le plus applaudies, de mots que vous trouvez impies et de juremens qui vous blessent ? — Si j’en avais été l’examinateur, je les aurais raturées, et je le ferais maintenant. Alors ma position était autre. J’étais un auteur graveleux et leste ; aujourd’hui je suis le censeur dramatique. Alors je faisais mon métier d’auteur ; en ce moment, je fais celui de censeur. — Ces pièces qui ont eu