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SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

d’Espagne, entre une compagnie très ambitieuse et un prince d’un esprit étroit, mais d’une loyauté, d’une franchise reconnues. Nous avons vu les allégations de la société, le témoignage de Charles III ne nous manque pas ; nous le trouvons dans un entretien du roi avec l’ambassadeur de France. Charles III jura sur l’honneur au marquis d’Ossun qu’il n’avait jamais eu d’animosité personnelle contre les jésuites, qu’il avait même, avant le dernier complot, repoussé tous les avis donnés contre eux à plusieurs reprises. Des serviteurs fidèles avaient eu beau l’avertir que, depuis 1759, ces religieux ne cessaient de diffamer son gouvernement, son caractère et même sa foi : il répondait à ses ministres qu’il les croyait prévenus ou mal informés. Mais l’insurrection de 1766 avait ouvert les yeux au roi : les jésuites l’avaient fomentée, Charles en était sûr, il en avait la preuve, plusieurs des membres de la société avaient été arrêtés distribuant de l’argent dans les groupes ; après avoir infecté la bourgeoisie d’insinuations calomnieuses contre le gouvernement, les jésuites n’avaient attendu qu’un signal. La première occasion leur avait suffi ; ils s’étaient contentés des prétextes les plus puérils : ici, la forme d’un chapeau ou d’un manteau ; là, les malversations d’un intendant, les friponneries d’un corrégidor. L’entreprise avorta parce que le tumulte avait éclaté dès le dimanche des Rameaux. C’est le jeudi saint, pendant les stations des églises, que Charles III devait être surpris et entouré au pied de la croix. Les rebelles ne voulaient pas sans doute attenter à sa vie ; ils prétendaient seulement recourir à la violence pour lui imposer des conditions. Telle est la substance des motifs exposés par le roi d’Espagne au marquis d’Ossun. Le monarque protesta une seconde fois de la vérité de ses paroles ; il en appela au témoignage de tout ce que ses états renfermaient de juges intègres, d’incorruptibles magistrats ; il assura même que, s’il avait quelque reproche à se faire, c’était d’avoir trop épargné ce corps dangereux. Puis, poussant un profond soupir, il ajouta : J’en ai trop appris[1].

La procédure contre les jésuites dura un an, elle s’instruisit dans un profond silence ; jamais secret ne fut mieux gardé. C’est le chef-d’œuvre de la discrétion espagnole. Choiseul lui-même ne fut averti qu’un instant avant la publication de l’édit. Le comte d’Aranda craignait sa légèreté, ses indiscrétions avec les courtisans et les femmes[2].

  1. Dépêches du marquis d’Ossun au duc de Choiseul.
  2. L’abbé Georgel (t. i, p. 120) affirme que Charles III ne fit aucune confidence au duc de Choiseul : ce fait n’est exact qu’à moitié ; cependant il renferme assez