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LES ESSAYISTS ANGLAIS.

données, tordant leurs rameaux désolés comme des plantes qui se sont trompées de climat et ne portent que des fleurs étiolées et des fruits amers ; — ces misères réelles, que Crabbe reproduit habituellement sur le canevas de sa poésie, doivent éveiller l’émotion en plus d’un cœur, depuis les classes populaires jusque bien avant dans la partie de la société que les Anglais nous ont appris à appeler les classes moyennes. On a reproché à Crabbe la désespérante uniformité de ses tableaux. Sans doute, en peignant des détails qu’il avait si bien observés, il ne s’est pas toujours arrêté à la limite au-delà de laquelle ils deviennent repoussans, mais on ne contestera jamais la vérité de ses représentations. Ceux de nos socialistes qui ont eu l’idée d’introduire le peuple dans la littérature trouveraient en lui à cet égard d’utiles leçons. S’ils avaient, comme l’honnête clergyman de Trowbridge, ce que la Bible appelle l’intelligence du pauvre, s’ils observaient avec une consciencieuse exactitude les souffrances du peuple, s’ils en reproduisaient avec sincérité l’origine et l’histoire, il sortirait de leurs études, comme de celles de Crabbe, une moralité bien autrement puissante que les syllogismes socialistes : au lieu de demander à un remaniement chimérique de la société l’extinction de la misère, ils chercheraient dans la discipline éprouvée d’une morale vraiment religieuse le moyen de combattre le vice, de redresser les habitudes, de diriger les passions, et d’élever l’ame purifiée au-dessus des dégradations de la pauvreté.

M. Jeffrey s’était montré si sévère contre le libertinage de jeunesse auquel Moore s’était laissé aller dans ses premiers essais, que le pétulant poète répliqua par un cartel à la mercuriale du critique. L’intervention de la police empêcha cette égratignure de plume de faire couler réellement du sang. Le résultat singulier et heureux de ce duel avorté, auquel Byron fit une maligne allusion dans sa satire des critiques écossais et des poètes anglais, fut d’être la cause de l’intime amitié qui se forma plus tard entre le grand seigneur poète et Moore. M. Moore et M. Jeffrey ne restèrent pas long-temps ennemis. L’auteur des Mélodies irlandaises devint lui-même un des rédacteurs de la Revue d’Édimbourg, et M. Jeffrey accueillit Lalla Rookh par un brillant article qu’il a réimprimé. C’était un mérite de M. Jeffrey de savoir conserver son impartialité envers ses amis ; c’était un de ses plus précieux talens de leur signaler tout d’abord, par un avertissement finement enchâssé dans de légitimes éloges, la mauvaise pente de leur manière : il ne perdit pas ce mérite, et montra bien ce talent dans l’appréciation de Lalla Rookh. Il reconnut la verve de coloris vraiment