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ont été écrites depuis en Europe… On ne saurait avoir une juste idée des richesses de notre langue et de notre génie, si l’on ne s’est familiarisé avec les prosateurs et les poètes de cette mémorable période. »

Cet essor du génie anglais fut interrompu par les guerres civiles. M. Jeffrey déplore et maudit l’invasion étrangère qui, à la restauration, l’arrêta et le proscrivit. Les Stuarts et leurs courtisans rapportèrent en Angleterre, avec les mœurs de la cour de Louis XIV, la poétique française. Plus spirituel, plus minutieusement attentif à sa toilette, portant une plus visible empreinte du travail de l’art, adopté, recommandé par la cour et le bon ton, le nouveau style s’imposa à l’Angleterre comme le style de l’Europe cultivée et le calque exact de celui de l’antiquité polie. M. Jeffrey ne méconnaît pas les services que put rendre l’école continentale : elle corrigea les grossièretés de la langue, elle en accrut la précision, elle en aiguisa le fil et la pointe, elle répandit sur toutes choses un ton de bon sens net et condensé ; mais il ne lui pardonne pas d’avoir acheté ces qualités au prix des charmes les plus attrayans de la muse anglaise, d’avoir transformé cette muse, autrefois si tendre dans sa fierté farouche, si amoureuse des champs et de la nature, se livrant dans sa naïveté à des entraînemens si sublimes, révélant dans sa démarche inexpérimentée et fantasque de si éblouissantes beautés, en une grande dame prétentieuse et coquette, curieuse des ruses de l’esprit, oubliant les grands mouvemens de la passion et de la fantaisie pour les minauderies du babillage mondain et les subtiles évolutions de l’ironie, mettant le fard et la mouche à sa phrase musquée, au lieu de rafraîchir et de purifier ses couleurs aux vives brises de l’inspiration. M. Jeffrey définit sa répugnance pour cette école, dont Pope a été le représentant le plus accompli, en l’appelant une poésie de ville, de grand monde et de vie purement littéraire (of town life, high life and literary life), et il voit avec joie son règne finir au temps où les grandes affaires de l’Angleterre cessèrent de préoccuper l’aristocratie seule, lorsque l’esprit de la nation, l’esprit anglais, réveillé par de grands évènemens, répandit des courans de force et de vie dans toutes les artères de la littérature, lorsque Junius et Burke, du côté de la politique, rendirent à la prose des mouvemens plus amples et plus vigoureux, une voix plus mâle et plus retentissante, lorsque Cowper brisa le réseau artificiel où l’école continentale avait emprisonné la poésie. M. Jeffrey ne ferme pas les yeux sur les défauts de Cowper ; « mais, dit-il, il y avait quelque chose de si délicieusement rafraichissant à voir des phrases et des images naturelles déployer encore leurs graces libres, et balancer leurs cimes