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LES ESSAYISTS ANGLAIS.

dans ces couleurs où fleurissent à la fois la jeunesse et la pureté, dans ces regards où vous lisez l’intelligence, la vivacité, la tendresse, s’ils n’eussent jamais peint que les ruines de la vie, les dégradations du vice, ou l’humiliante insensibilité de l’idiotisme. Il en est de même de la nature morte. M. Jeffrey, interrogeant la réflexion en présence de paysages divers qu’il reproduit avec une heureuse richesse de pinceau, montre aisément que nous ne sentons, que nous n’aimons dans les beautés de la nature que les jouissances ou les peines dont l’humanité l’a comme peuplée et animée. C’est ce qui explique la diversité que l’on observe dans les types du beau suivant les temps et les latitudes : la beauté n’étant déterminée que par l’union souvent variable qui existe entre nos sympathies et les circonstances extérieures qui y sont attachées par l’habitude et le souvenir, les types extérieurs de la beauté doivent varier avec ces circonstances. De là les caractères particuliers qui distinguent les différens goûts nationaux dans les arts ; c’est ainsi que les différences d’éducation et d’instruction modifient nos perceptions de la beauté : voilà pourquoi chaque homme a, suivant les circonstances de sa vie, des préférences de beauté et un goût personnel.

Je le répète, je ne fais qu’indiquer la pensée première de la théorie de M. Jeffrey, je ne peux le suivre dans les longs développemens par lesquels il la justifie ; je ne la discuterai pas davantage, je n’examinerai pas si elle peut satisfaire ceux qui veulent suivre les racines de ce qu’ils appellent la philosophie de l’art jusque dans les plus subtiles origines métaphysiques, mais j’en accepte volontiers les conclusions : elles ont l’avantage de mettre fin à ces questions sur les règles absolues et invariables du goût, qui, comme le dit avec raison M. Jeffrey, ont été le prétexte de tant de débats impertinens. Si les choses ne sont pas belles en elles-mêmes, si elles ne sont belles qu’autant qu’elles servent à suggérer à l’ame les émotions qu’elle aime, il n’y a d’invariable dans la beauté que ce qui est invariable dans l’essence de notre nature, et l’indépendance des goûts est délivrée des entraves artificielles dans lesquelles d’étroits critiques avaient voulu la garrotter.

Ces larges idées sur les sources de l’émotion poétique ont permis à M. Jeffrey de conserver une libérale tolérance à l’égard des dissidences qui divisent les littératures des peuples européens. Cette tolérance n’était pas peu méritoire au commencement de ce siècle, avant que la révolution tentée par M. de Châteaubriand et Mme de Staël dans notre littérature fût devenue un fait irrévocable et consacré. Bien peu d’esprits pouvaient alors comprendre parmi nous que des nations