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que le lis est blanc, et l’œil reconnaît, en effet, dans le lis et dans la neige la même propriété annoncée à l’esprit par le même mot. Il n’en est pas ainsi de la beauté. Dans un seul ordre, celui des formes, si je parle d’un beau vase, d’un bel arbre, d’une belle femme, où est, dans ces divers objets, le caractère identique qui détermine et révèle la beauté ? Dans d’autres ordres encore, à quelle propriété commune et semblable reconnaissez-vous la beauté d’une belle fleur et d’une belle symphonie, d’un beau poème et d’un beau paysage ? L’unité des sentimens qu’éveillent en nous des choses si différentes ne saurait donc être une propriété inhérente à ces choses : elle consiste en une sensation de plaisir que la présence de ces objets nous suggère ; mais cette jouissance intérieure n’est pas un caractère suffisant pour déterminer la beauté, puisque nous n’appelons pas belles toutes les choses qui éveillent en nous des émotions agréables. Suivant M. Jeffrey, ce qui distinguerait la sensation du beau et l’émotion poétique, ce serait d’être le retentissement de plaisirs, d’émotions plus simples, antérieurement éprouvés. La beauté attribuée aux objets, au lieu de leur appartenir en propre, leur viendrait de sensations anciennes auxquelles ils demeureraient unis dans notre mémoire, soit qu’ils eussent été la cause immédiate de ces sensations, soit qu’ils leur eussent été indirectement et accidentellement associés : elle ne serait que le reflet de nos propres émotions ; les objets qui nous plaisent comme beaux ne feraient ainsi que nous rendre, dans des combinaisons nouvelles et à travers des faces prismatiques, ces affections que nous aurions autrefois déposées en eux, ces effluves, ces émanations, ces irradiations de l’âme humaine, dont nous les aurions, pour ainsi dire, pénétrés, imprégnés et colorés.

M. Jeffrey indique avec une sagacité délicate ces sentimens premiers, dont les reflets nous attirent et nous charment dans la beauté, et il semble justifier complètement sa théorie en décrivant plusieurs des associations nécessaires ou accidentelles qui unissent ces sentimens aux objets. Ainsi, dans la beauté d’une jeune fille, ce n’est pas la combinaison de certaines formes, la réunion et l’harmonie de certaines couleurs en elles-mêmes que nous aimons : ce sont les qualités dont ces couleurs et ces formes sont pour nous l’expression si habituelle, que nous avons fini par les confondre avec elles ; c’est l’épanouissement et la plénitude de la vie, c’est la première et pure fraîcheur des sentimens. Vous ne verriez pas la beauté dans ces ravissans sourires, s’ils étaient le langage de la douleur, ou si la nature y eût fait éclater la méchanceté au lieu d’y faire luire l’innocence ; vous ne la verriez pas