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LES ESSAYISTS ANGLAIS.

distinguant les discussions purement littéraires de celles qui se rattachent à des intérêts moraux ou politiques, et des travaux qui intéressent purement la curiosité. Les essais de critique littéraire sont d’ailleurs ceux qui occupent la plus grande place dans ces volumes ; ce sont également ceux qui ont le plus contribué à la renommée de l’auteur ; ils doivent à ce titre attirer de préférence et d’abord notre attention.

La publication actuelle s’ouvre par un des articles les plus estimés de M. Jeffrey : une étude approfondie sur le goût et sur le beau. Un critique consciencieux et conséquent doit s’être mis scrupuleusement d’accord avec lui-même sur la portée et les droits de l’autorité dont il veut être l’organe, et avoir fixé un point solide où il puisse attacher avec assurance le fil de ses déductions. Rechercher la nature du beau et du goût, c’était précisément soumettre à cette épreuve les fondemens de la critique, puisque la prétention de la critique est d’être l’exercice le plus parfait de la faculté qui perçoit le beau. M. Jeffrey a rempli cette tâche avec la dextérité d’analyse et l’exactitude d’esprit qui distinguent les philosophes écossais, mais aussi avec une vigueur et un coloris de style que l’on n’est pas habitué à rencontrer chez les ingénieux psychologistes d’Édimbourg. Je n’indiquerai dans cette belle et longue dissertation que les idées qui peuvent faire comprendre les doctrines critiques de M. Jeffrey.

Définir philosophiquement le beau, c’est-à-dire la source de l’émotion poétique, n’est point un facile problème : il n’en est pas des sentimens qu’allument en nous les rayons du beau comme des impressions simples et immédiates qui nous arrivent par les sens, lesquelles se définissent elles-mêmes. Je parle du rouge, et j’explique la sensation que je désigne ainsi, je justifie le nom que je lui donne en montrant un objet rouge ; mais le beau n’est pas défini par lui-même, puisque tous les hommes ne sont pas d’accord sur les sentimens dont ils attribuent l’origine à la beauté, puisque, tandis que la lumière est lumière pour tous, ce qui est trouvé beau par les uns est loin souvent de paraître tel aux autres, et qu’on pourrait dire pour la beauté ce que Pascal disait de la justice : « Un méridien en décide. » Cette diversité d’opinions indique déjà que la beauté n’est pas une propriété réelle des objets, s’adressant en nous d’une manière uniforme à un sens spécial et distinct : il suffit, pour s’en convaincre, de songer en combien d’objets différens nous en voyons le caractère. Les propriétés réelles et constitutives des choses sont identiques dans chacune de celles auxquelles elles sont communes. Je dis que la neige est blanche,