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LES ESSAYISTS ANGLAIS.

de ces esprits d’élite n’est pas circonscrite par les limites de leur existence. L’élévation de leur nature fait des grands hommes des siècles passés leurs vrais contemporains. Quelque médiocres que puissent être les choses qui les environnent, comme ces esprits ne peuvent dominer le présent sans l’enthousiasme qui le dépasse, au-dessus du présent le passé leur ouvre une société supérieure qu’ils visitent souvent de la pensée et où ils nouent d’étroites liaisons ; la fréquentation de ce monde qu’habite dans les monumens de la parole écrite tout ce qui a été illustre sur la terre, les soulevant par momens au-dessus des petitesses de la réalité, leur transmet avec des tressaillemens sublimes une extraordinaire puissance. Tant que l’humanité subsistera, les intelligences actives, recherchant l’intimité des grands hommes dans les œuvres achevées où ils revivent encore, aimeront dans la langue littéraire le seul intermédiaire par lequel elles puissent communiquer avec eux.

L’usage de la parole comme moyen d’ascendant, l’éloquence politique, les lie plus fortement peut-être à la culture littéraire. Il ne s’agit ici ni d’un penchant désintéressé, ni d’un luxe de bel esprit, mais d’une nécessité impérieuse, la nécessité de connaître à fond tous les procédés par lesquels la parole peut, en allant de l’oreille au cœur des hommes, y remuer les sentimens et y déterminer les résolutions. J’accorderai sans peine que l’énumération des qualités que Cicéron exige, dans ses dialogues, de l’homme politique accompli des pays libres, n’est que l’ostentation orgueilleuse de celles qu’il possédait lui-même. Cependant, avant le vainqueur de Catilina, l’ambition seule avait fait une nécessité aux hommes qui poursuivaient l’influence sur le public le moins cultivé, sur les masses, de s’initier aux ressources de l’expression par un laborieux apprentissage. Je ne dis rien d’Athènes ; mais à Rome, où le peuple était bien loin des susceptibilités de l’atticisme, on connaît les études que firent les Gracchus sous les maîtres que Cornélie leur avait choisis parmi les plus célèbres de la Grèce, et on sait jusqu’où le plus jeune poussait le raffinement du dilettantisme oratoire.

Si l’on songe que toutes les branches de la littérature sont solidaires et se prêtent de mutuels secours, puisqu’elles veulent toutes la même chose, produire l’émotion, et par le même moyen, par la puissance de l’expression ; si l’on songe encore que la principale affaire des hommes politiques est la connaissance profonde des intérêts et des sentimens humains qu’ils veulent conduire, il semble que personne ne doive être plus sensible qu’eux aux beautés des œuvres purement litté-