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LES ESSAYISTS ANGLAIS.

plus délicates de l’esprit. Je ne compare pas les littératures de raffinement aux littératures d’inspiration spontanée : entre Dryden et Spenser, entre Pope et Shakspeare, entre l’aimable simplicité, l’ingénieux badinage d’Addison et la prose large, touffue et majestueuse de Jeremy Taylor, je ne voudrais pas exprimer une préférence qui fût une exclusion. N’est-ce pas d’ailleurs l’incontestable et suffisant mérite des littératures raffinées, de dresser pour ainsi la langue et d’assurer par d’habiles travaux la souveraineté définitive de l’esprit sur l’expression ? Sans doute elles s’épuisent dans l’excès de leurs tendances ; l’application exclusive à l’arrangement de la forme éteint à la longue l’imagination dans une imitation minutieuse et glacée, elle engendre je ne sais quelle puérile pusillanimité, quelle susceptibilité maladive, qui finissent par énerver et décolorer l’expression elle-même. Mais, effrayées de l’aridité que fait l’esprit dans la littérature, à force de s’éloigner du cœur, les natures généreuses franchissent un beau jour la distance et vont redemander la vie aux sources fécondes des émotions. C’est le moment d’un troisième âge littéraire, qui, joignant à la science expérimentée des formes la sève vivifiante des sentimens et la mâle hardiesse des idées, réunit les conditions désormais permanentes de la littérature dans les sociétés qui ont atteint à un certain degré de civilisation. L’invention spontanée peut y montrer encore la variété et la facilité merveilleuse de ses créations dans des organisations spécialement douées, comme Walter Scott par exemple : l’inspiration y éclot plus ordinairement sous le regard attentif et profond de la pensée, comme dans Cowper, et, aux deux extrémités de l’axe poétique, dans Crabbe et dans Byron. Il est évident que des horizons sans limites s’ouvrent à cette situation littéraire. Tandis que, durant les deux premières périodes, l’art n’avait guère exprimé que les sentimens simples et généraux, l’analyse des sentimens individuels et la peinture de leurs combinaisons infinies dans le mobile mécanisme de la vie sociale lui fournissent maintenant des matériaux qui se renouvellent sans cesse. Dans la poésie lyrique et élégiaque et dans le roman, il apporte à l’exposition des sentimens, des passions et des caractères individuels, l’attention studieuse qu’il avait mise durant la période précédente à éprouver le vocabulaire et à fixer les ressorts de la langue. Ce rajeunissement de la littérature par le retour de l’esprit vers le cœur fait en même temps refluer l’ame vers la nature ; en pénétrant la nature de son amour et de sa vie, le sentiment y multiplie ses vibrations en des échos vierges et sonores, et y trouve une variété inépuisable de formes et de couleurs, dont il peut emprunter les beautés