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ÉCRIVAINS MODERNES DE L’ALLEMAGNE.

derrière lesquelles les étoiles disparaissaient ; les constellations s’abîmaient dans un océan de couleurs ; des fleurs montaient et s’épanouissaient à la surface ; des ombres lointaines et dorées les abritaient contre une lumière supérieure et trop éclatante. Ainsi, dans ce monde intérieur, une apparition succédait à l’autre. En même temps, mon oreille entendait un doux bruissement ; peu à peu, ce bruissement devenait un son qui grandissait et augmentait de puissance à mesure que j’écoutais ; je me réjouissais, car ce son perçu par l’ouïe fortifiait l’ame. Dès que j’ouvrais les yeux, tout s’anéantissait, tout était muet, et je ne me sentais pas troublée ; seulement je ne pouvais distinguer le monde appelé réel, dans lequel les autres hommes prétendent se sentir vivre, de ce monde des sons ou de la fantaisie ; je ne savais quelle était la veille ni quel était le rêve, et je finissais par croire de plus en plus que je ne faisais que rêver la vie réelle. Aujourd’hui encore je demeure incertaine, et ce doute me restera durant des années. »

Mlle de Günderode, apprenant la maladie de Bettina, accourt auprès d’elle ; elle la regarde avec effroi, croyant sans doute apercevoir des signes de folie sur son visage. Lorsque enfin elle la voit guérie et reprenant le cours ordinaire de ses pensées, elle lui interdit à tout jamais les études abstraites et les spéculations philosophiques. Le frère espère encore que cette imagination vagabonde est une force créatrice qui n’a pas conscience d’elle-même et qui n’a pas su trouver sa forme ; Clément Brentano croit à sa sœur un énorme talent ; il voudrait qu’elle écrivît en vers ; l’art, selon lui, devra être le dernier mot de la destinée de Bettina ; il reproche à Caroline de la laisser errer à l’aventure et s’évaporer à tout vent : « Les cailloux du chemin, dit-il dans sa fraternelle indignation, doivent s’émouvoir de pitié en la voyant ainsi passer oisive et distraite. » Mais la chanoinesse est plus clairvoyante : « la pensée n’agit pas au dedans de toi, écrit-elle à Bettina avec une sagacité bien rare dans un si jeune esprit, elle s’abandonne passive aux choses du dehors et s’évapore comme un brouillard ; tu n’es pas née pour agir et sentir humainement, et pourtant tu es toujours disposée à t’unir à tout, à vouloir t’emparer de tout. Auprès de toi, Icare serait un jeune homme plein de prudence, de réflexion et de jugement, car, du moins, c’était avec des ailes qu’il tentait de fendre l’océan de lumière ; mais toi, tu n’emploies pas tes pieds pour marcher, ton intelligence pour comprendre, ta mémoire pour comparer, et l’expérience ne te sert point à conclure. Tu ne peux pas être poète parce que tu es ce que les poètes appellent poétique. Il faut une volonté pour donner une forme à la matière, elle ne se