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ÉCRIVAINS MODERNES DE L’ALLEMAGNE.

Dans la caisse d’oranger sur le balcon, où il était planté en terre jusqu’à l’embouchure : tu espérais sans doute à ton retour voir pousser là un flageoletier. Lisbeth a arrosé l’oranger immodérément ; l’instrument est gonflé : je l’ai mis à un endroit frais, afin qu’il puisse sécher lentement et ne se fende point ; mais je ne sais que faire de la musique qui était là aussi : je l’ai mise provisoirement au soleil ; elle ne saurait plus paraître devant qui que ce soit, elle n’aura jamais une mine présentable. Puis le ruban bleu de ta guitare flotte de toute sa longueur hors de la croisée, à la plus grande joie des enfans de l’école en face ; il a reçu la pluie et le soleil, et a considérablement déteint. Ton grand roseau, près du miroir, est encore vert ; je lui ai fait donner de l’eau fraîche ; l’avoine, je ne sais quoi encore, a poussé pêle-mêle dans la caisse ; il me semble qu’il s’y trouve beaucoup de mauvaise herbe, mais, ne la sachant pas bien distinguer, je n’ai pas osé l’arracher. En fait de livres, j’ai trouvé à terre Ossian, Sakontala, la Chronique de Francfort, le second volume d’Hemsterhuys, que j’ai emporté parce que j’ai le premier chez moi ; Siegwart, roman des temps passés, était sur le piano, l’encrier dessus ; heureusement il s’y trouvait très peu d’encre… Quelque chose clapottait dans une petite boîte ; j’ai eu la curiosité d’ouvrir ; deux papillons que tu y avais enfermés en chysalides se sont envolés sur le balcon, où ils ont apaisé leur première faim dans les glycines en fleur. Lisbeth, en balayant, a ramené de dessous le lit Charles XII et la Bible, et aussi un gant de peau qui n’appartient point à la main d’une femme. J’ai également trouvé deux lettres cachetées dans un tas de papiers barbouillés d’écriture. Comment est-il possible que, recevant si rarement des lettres, tu sois si peu curieuse ou plutôt si distraite ? J’ai remis les lettres sur la table. Tout est maintenant bien en ordre, ainsi tu pourras reprendre tes études avec application et contentement. — Je t’ai dépeint ta chambre avec un véritable plaisir, parce qu’elle rend comme un miroir d’optique ta manière d’être particulière, parce qu’elle résume ton caractère tout entier ; tu rassembles toute sorte de matériaux singuliers pour y allumer la flamme du sacrifice ; elle brûle et consume, mais j’ignore si les dieux s’en trouvent honorés. »

Ainsi, dès le début, nous voilà introduits par une image familière et caractéristique dans l’intimité de ce personnage fantasque qui a nom Bettina ; nous voilà touchant au doigt, pour ainsi dire, les secrets de cette nature désordonnée qui ne changera plus, qui ne se modifiera même pas. Ce sera toujours, partout, malgré Mlle de Günderode, malgré Goethe, malgré toutes les sagesses qu’elle a côtoyées, un