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croyait que penser c’était prier. La douleur chanta en elle de douces lamentations, et Mlle de Günderode écrivit, sous le nom de Tian, un recueil de poésies remarquables. Ses lettres à Bettina sont souvent entremêlées de vers qui peignent d’exquises souffrances. L’une de ces pièces de vers nous a singulièrement ému parce que nous avons cru y voir se trahir les premières angoisses de cet amour funeste qui l’égara deux années plus tard jusqu’au suicide. En voici quelques strophes :

« Tout est muet et vide, — rien ne me fait plus joie. — Les parfums, ils ne parfument pas, — l’air, il n’aère pas — mon cœur si lourd !

« Tout est désert et mort ; — mon esprit et mon cœur inquiets — voudraient… je ne sais quoi, — me poussent sans relâche — je ne sais où.

« Les fleurs du printemps, fidèles, — reviennent de nouveau ; — mais non plus le bonheur de l’amour ; — hélas ! il ne revient pas. — Il est beau, mais point fidèle.

« L’amour peut-il être si peu aimable ? — Si loin de moi ce qui est mien ? — La joie peut-elle être si douloureuse ? — L’infidélité si touchante ? — Ô délices ! ô tourment ! »

Il est curieux de voir cet esprit grave, replié sur lui-même, cherchant la vérité avec respect et persévérance, il est curieux de le voir tout d’un coup en présence de l’instinct vagabond qui commence, chez Bettina, à se répandre au dehors et à s’enivrer du spectacle extérieur des choses. Caroline d’abord essaie de contenir cet instinct ; elle voudrait déterminer son amie à un travail régulier ; elle ne se dissimule pas néanmoins que les résultats de ce travail seront, selon toute apparence, plus curieux que féconds, plus faits pour surprendre que pour satisfaire. « Puisque tu es assez aimable, écrit-elle à Bettina, pour vouloir devenir mon élève, je serai émerveillée un jour, j’en suis bien sûre, de l’étrange oiseau que j’aurai couvé là… N’importe. Je ne te demande qu’une chose, c’est que tu ne commences pas tout à la fois et pêle-mêle. Ta chambre ressemble à une plage où une flotte aurait échoué. Schlosser voulait deux grands in-folios qu’il a empruntés pour toi à la bibliothèque de la ville, et que tu gardes depuis trois mois déjà sans y jeter les yeux. L’Homère gisait ouvert par terre ; ton serin ne l’avait pas épargné. La jolie carte que tu as inventée pour l’Odyssée était auprès, et la boîte à couleurs renversée, la sépia répandue ; cela a fait une tache brune sur ton beau tapis de paille. Je me suis efforcée de tout remettre en ordre. Le flageolet que tu voulais emporter et que tu as cherché en vain, devine où je l’ai trouvé ?