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BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

mal, et je combats de toutes mes forces cette indifférence pour le vice et la vertu qui a été le résultat de mon étrange éducation et de ma plus étrange vie, et la cause de mes maux. Comme elle est opposée à mon caractère, je la vaincrai facilement. Je suis las d’être égoïste, de persifler mes propres sentimens, de me persuader à moi-même que je n’ai plus ni l’amour du bien ni la haine du mal. Puisqu’avec toute cette affectation d’expérience, de profondeur, de machiavélisme, d’apathie, je n’en suis pas plus heureux, au diable la gloire de la satiété ! je rouvre mon ame à toutes les impressions, je veux redevenir confiant, crédule, enthousiaste, et faire succéder à ma vieillesse prématurée, qui n’a fait que tout décolorer à mes yeux, une nouvelle jeunesse qui embellisse tout et me rende le bonheur. »

Ces reprises heureuses, ces secousses de printemps passent vite ; il retombe, et la fin de cette année 1792 ne nous le livre pas dans une disposition plus vivante, plus ranimée ; il continue de s’analyser en tous sens et de se dénoncer lui-même. Il se voit à la veille de l’arrêt de divorce, il est résolu à quitter Brunswick, il flotte entre vingt projets :

Brunswick, ce 17 décembre 1792.

« … Je l’ai senti à 18 ans, à 20, à 22, à 24 ans, je le sens à près de 26 ; je dois, pour le bonheur des autres et pour le mien, vivre seul. Je puis faire de bonnes et fortes actions, je ne puis pas avoir de bons petits procédés. Les lettres et la solitude, voilà mon élément. Reste à savoir si j’irai chercher ces biens dans la tourmente française ou dans quelque retraite bien ignorée. Mes arrangemens pécuniaires seront bientôt faits… Quant à ma vie ici, elle est insupportable et le devient tous les jours plus. Je perds dix heures de la journée à la cour, où l’on me déteste, tant parce qu’on me sait démocrate que parce que j’ai relevé les ridicules de tout le monde, ce qui les a convaincus que j’étais un homme sans principes[1]. Sans doute tout cela est ma faute.

    l’ai beaucoup parcourue depuis mon arrivée. Je vous abandonne leurs poètes tragiques, comiques, lyriques, parce que je n’aime la poésie dans aucune langue ; mais, pour la philosophie et l’histoire, je les trouve infiniment supérieurs aux Français et aux Anglais. Ils sont plus instruits, plus impartiaux, plus exacts, un peu trop diffus, mais presque toujours justes, vrais, courageux et modérés. Vous sentez que je ne parle que des écrivains de la première classe. » Mais ce qui est plus vrai que tout, c’est qu’il n’aime la poésie en aucune langue.

  1. Ce sont exactement les mêmes expressions qu’au début d’Adolphe : « … Je me donnai bientôt par cette conduite une grande réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté… On disait que j’étais un homme immoral, un homme peu