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de ce que nous avons plus d’esprit que les autres, sont de grands obstacles au bonheur dans les relations et à la considération, qui, si elle n’est pas toujours flatteuse, est toujours utile et très souvent nécessaire. Qu’est-ce que la considération ? Le suffrage d’un nombre d’individus qui, chacun pris à part, ne nous paraissent pas valoir la peine de rien faire pour leur plaire, j’en conviens ; mais ces individus sont ceux avec qui nous avons à vivre. Il faut peut-être les mépriser, mais il faut les maîtriser, si l’on peut, et il faut pour cela se réunir à ce qui se rapproche le plus de nos vues, quitte à penser ce qu’on veut, et à le dire à une personne tout au plus, à vous, car si je ne vous avais pas, je n’aurais pas mis cette restriction. Nous sommes dans un temps d’orage, et, quand le vent est si fort, le rôle de roseau n’est point agréable. Le rôle de chêne isolé n’est pas sûr, et je ne suis d’ailleurs pas un chêne. Je ne veux donc point être moi, mais être ce que sont ceux qui pensent le plus comme moi, et qui travaillent dans le même sens. Les partis mitoyens ne valent rien ; dans le moment actuel, ils valent moins que jamais. Voilà ma profession de foi, que j’abrège, parce que je suis sûr que vous ne serez jamais de mon avis, dont je ne suis guère. Réservons cette matière pour une conversation ; il est impossible de s’expliquer par lettres. Quant à l’incognito, c’est très fort mon idée de le garder. Je serai deviné, soit, mais pas convaincu.... »

Ceux qui se laissent éblouir par ces grands rôles sonores et ces représentations publiques des Gracchus et des tribuns de tous les bords et de tous les temps ne sauraient trop méditer ces tristes aveux d’un homme qui, lui aussi, a été une idole et un drapeau. Je ne veux certes pas dire que tous les personnages qui obtiennent les ovations populaires soient tels, mais beaucoup le sont, et il y a une grande part de ce calcul, de cette fiction dans chacun, même dans les meilleurs[1].

A de certains momens, lui-même il se relève le mieux qu’il peut, il est tenté de s’améliorer, de croire à l’inspiration morale, il s’écrie : « (17 mai 1792)... Une longue et triste expérience m’a convaincu que le bien seul faisait du bien, et que les déviations ne faisaient que du

  1. Dans cette même lettre si pleine d’aveux, Benjamin Constant en fait un autre encore que nous ne pouvons manquer d’enregistrer au passage, bien qu’il n’ait pas trait à la politique. Souvent il s’était moqué avec Mme de Charrière de la littérature allemande ; Mme de Charrière, dans sa hardiesse d’idées, avait plutôt l’esprit français, le tour du XVIIIe siècle ; Benjamin Constant visait déjà au XIXe, et il avait des instincts plus larges, plus flottans, plus aisément excités à toute nouveauté. » Un sujet de plaisanterie que nous aurons perdu, c’est la littérature allemande. Je l’ai beaucoup parcourue depuis mon arrivée. Je vous abandonne leurs poètes tragiques, comiques, lyriques, parce que je n’aime la poésie dans aucune langue ; mais, pour la philosophie et l’histoire, je les trouve infiniment supérieurs aux Français et aux Anglais. Ils sont plus instruits, plus impartiaux, plus exacts, un peu trop diffus, mais presque toujours justes, vrais, courageux et modérés. Vous sentez que je ne parle que des écrivains de la première classe. » Mais ce qui est plus vrai que tout, c’est qu’il n’aime la poésie en aucune langue.