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jour des excès sans plaisir de la nuit. Si une fois le hasard pouvait nous réunir à l’hôtel de la Chine, dût Schabaham[1], qui est au fond une bonne femme, et Mme Suard, qui est plus ridicule et n’est pas si bonne, nous ennuyer quelquefois !… Ma lettre est une assez plate et décousue lettre, mais mon esprit n’est pas moins plat ni moins décousu. La vie que je mène m’abrutit. Je deviens d’une paresse inconcevable, et c’est à force de paresse que je passe d’une idée à l’autre. Je voudrais pouvoir me donner l’activité de Voltaire. Si j’avais à choisir entre elle et son génie, je choisirais la première. Peut-être y parviendrai-je quand je n’aurai plus ni procès ni inquiétudes. Au reste, je m’accroche aux circonstances pour justifier mes défauts. Quand on est actif, on l’est dans tous les états, et, quand on est aussi paresseux et décousu que je suis, on l’est aussi dans tous les états. Adieu. Répondez-moi une bonne longue lettre. Envoyez-moi du nectar, je vous envoie de la poussière, mais c’est tout ce que j’ai. Je suis tout poussière. Comme il faut finir par là, autant vaut-il commencer aussi par là. »


Il revient à tout moment sur cette idée du néant des efforts et de la volonté ; il répète de cent façons qu’il n’existe plus. Il y a des jours (comme dans la lettre précédente) où il le dit avec tant d’esprit et d’antithèses que Mme de Charrière a raison de lui dire qu’elle n’en croit rien. Il le dit d’autres fois d’un ton de langueur si expressif et si abandonné[2], avec une obstination d’analyse si désespérante[3], qu’elle s’effraie pour lui et lui prodigue d’affectueux, de salutaires conseils : « N’étudiez pas, mais lisez nonchalamment des romans et de l’histoire. Lisez de Thou, lisez Tacite ; ne vous embarrassez d’aucun

  1. Mme Saurin, à laquelle ils avaient donné ce sobriquet.
  2. « … Si je pouvais m’astreindre à suivre un régime, ma santé se remettrait, mais l’impossibilité de m’y astreindre fait partie de ma mauvaise santé ; de même que, si je pouvais m’occuper de suite à un ouvrage intéressant, mon esprit reprendrait sa force, mais cette impossibilité de me livrer à une occupation constante fait partie de la langueur de mon esprit. J’ai écrit il y a long-temps au malheureux Knecht (un ami) : Je passerai comme une ombre sur la terre entre le malheur et l’ennui ! (17 septembre 1790). »
  3. « (2 juin 1791.) … Ce n’est pas comme me trouvant dans des circonstances affligeantes que je me plains de la vie : je suis parvenu à ce point de désabusement que je ne saurais que désirer, si tout dépendait de moi, et que je suis convaincu que je ne serais dans aucune situation plus heureux que je ne le suis. Cette conviction et le sentiment profond et constant de la brièveté de la vie me fait tomber le livre ou la plume des mains, toutes les fois que j’étudie…… Nous n’avons pas plus de motifs pour acquérir de la gloire, pour conquérir un empire ou pour faire un bon livre, que nous n’en avons pour faire une promenade ou une partie de whist… »