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elle-même est une femme de mérite et spirituelle. Mais bientôt il se dissipe ailleurs, il se répand ; il s’applique à justifier les reproches de Mme de Charrière. Il a beau lui écrire encore de profondes et désespérées tristesses, comme celle-ci : « Je me suis livré à une paresse mélancolique qui m’empêche de faire des visites, et, quand j’en fais, de parler[1]. En tout, je suis (je ne sais si vous ne croirez pas que je vous trompe pour mes menus plaisirs) très malheureux. Mais enfin la vie se passe, et mourir après s’être amusé ou s’être ennuyé dix ou vingt ans, c’est la même chose. Il y a déjà 44 jours que je suis ici, et 57 que je ne vous ai pas vue. Quand il y en aura 114, ce sera toujours le double de gagné, et le tiers d’une année will have been crept through[2]. Que font, à propos, vos pauvres petits orangers que vous vouliez planter ? l’avez-vous fait ? sont-ils venus ? vivent-ils encore ? Je ne veux pas en planter, moi. Je ne veux rien voir fleurir près de moi. Je veux que tout ce qui m’environne soit triste, languissant, fané[3]… » Il lui dit encore : « Adieu, vous que j’aime autant que je vous aimais, mais qui avez détruit la douceur que je trouvais à vous aimer, et qui m’avez arraché les pauvres restes de bonheur qui me rendaient la vie supportable. » Il cherche pourtant à retrouver ces pauvres restes et à ne pas tout perdre, quoi qu’il en dise. L’aveu lui en échappe à la lettre suivante qui est de sept semaines ou deux mois

  1. Il est très certain que, dans cette première partie de sa vie, Benjamin Constant était volontiers taciturne : ceux qui l’avaient vu à Lausanne et même à Colombier, et qui le revirent à Paris dans l’été de 1796, ne le trouvaient pas le même homme, tant il leur parut brillant de conversation dans le salon de Mme de Staël, tenant tête avec entrain et saillie aux personnages divers et de tous bords qui s’y pressaient. On peut dire que jusque-là l’air et le stimulant lui manquaient. « On me demandait hier pourquoi je ne parlais pas ; c’est, ai-je répondu, que rien ne m’ennuie tant que ce qu’on me dit, excepté ce que je réponds. »
  2. Cette habitude qu’a Benjamin Constant d’emprunter à l’anglais et quelquefois à l’allemand pour relever ses phrases rappelle ce qu’il dit dans Adolphe : « Les idiomes étrangers rajeunissent les pensées et les débarrassent de ces tournures qui les font paraître tour à tour communes et affectées. » Il use abondamment de la recette. On sent qu’à cette période de sa vie il est entre trois langues, et comme entre trois patries ; il n’a pas encore fait son choix. Cette facilité de recourir familièrement à une langue étrangère, dès qu’elle vous offre un terme à votre convenance, est attrayante, mais elle a son écueil : il en résulte que, lorsqu’on s’y abandonne, on néglige de faire rendre à une seule langue tout ce qu’elle pourrait donner.
  3. Ces dernières paroles pourraient servir d’épigraphe à Adolphe, qui est, en effet, un livre triste et fané, d’une teinte grise. Je ne veux rien voir fleurir près de moi ! le vœu a été rempli.