Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/223

Cette page a été validée par deux contributeurs.
217
BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

Lycée des mœurs ! Et voilà ce qu’on appelle du génie, et on dit que Voltaire n’avait que de l’esprit, et d’Alembert et Fontenelle du jargon. Grand bien leur fasse !

« Quant à moi, et malgré l’enthousiasme de votre Mercure indigène pour Rétif, je serai toujours rétif à l’admirer. Ma délicate sagesse n’aime pas cette indécence ex professo, et je me dis : « Voilà un fou bien dégoûtant qu’on devrait enfermer avec les fous de Bicêtre. » Et quand on me dira : « L’original Rétif de La Bretonne, le bouillant Rétif, etc., » je penserai : c’est un siècle bien malheureux que celui où on prend la saleté pour du génie, la crapule pour de l’originalité, et des excrémens pour des fleurs ! Quelle diatribe, bon Dieu !

« Trêve à Rétif ! Votre nuit, madame, m’a fait bien de la peine. La mienne a été bonne, et tout va bien.

« Imaginez, madame, que je fais aussi des feuilles politiques ou des pamphlets à l’anglaise ; les vôtres par leur brièveté m’encouragent. Il faut que je m’arrange, si je parviens à en faire une vingtaine, avec un libraire. Je lui paierai ce qu’il pourra perdre pour l’impression des trois premières. S’il continue à perdre, basta, adieu les feuilles ! S’il y trouve son compte, il continuera à ses frais, à condition qu’il m’enverra cinq exemplaires de chacune à Brunswick.

« Mais pour vendre la peau de l’ours,
« Il faut l’avoir couché par terre.

« Il est une heure, et je finis : presque point de phrases.

H. B. C. »


Pourtant il a fallu partir, il a fallu quitter ce doux nid de Colombier au cœur de l’hiver et se mettre en route pour Brunswick. Aux premières lettres de regrets et de plaintes, on sent, chez le voyageur, qui a tant de peine à s’arracher, un ton inaccoutumé d’affection et de reconnaissance qui touche ; on reconnaît que ce qui a manqué surtout, en effet, à cette jeunesse d’Adolphe pour l’attendrir et peut-être la moraliser, ç’a été la félicité domestique, la sollicitude bienveillante des siens, le sourire et l’expansion d’un père plus confiant. Aux persécutions, aux tracasseries intérieures dont il est l’objet, on comprend ce que ce jeune cœur a dû souffrir et comment l’esprit chez lui s’est vengé. Il y a d’ailleurs dans toutes ces lettres bien de l’amabilité et de la grace ; celle par laquelle il réclame de Mme de Charrière son audience de congé, à son passage de Lausanne à Berne, est d’un tour léger, à