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ils échangeaient leurs observations de chaque heure, et continuaient sans trêve leurs conversations à peine interrompues. Bien des incidens de société y fournissaient matière. On faisait des vers satiriques sur l’ours de Berne, on se prêtait les Contemporaines de Rétif. Le Rétif était alors très en vogue à l’étranger. Le Journal littéraire de Neuchâtel en raffolait ; l’honnête Lavater en était dupe. Ces Contemporaines m’ont tout l’air d’avoir eu le succès des Mystères de Paris. Benjamin Constant, qui en empruntait des volumes à M. de Charrière pour se former l’esprit et le cœur, en parlait avec dégoût, s’en moquait à son ordinaire, et ne les lisait pas moins avidement. On aura le ton par les deux billets suivans :


«…… Je n’ai pu hier que recevoir et non renvoyer les C. (Contemporaines). Je ne suis pas un Hercule, et il me faut du temps pour les expédier. En voici cinq que je vous remets aujourd’hui, en me recommandant à M. de Charrière pour la suite. C’est drôle après avoir dit tant de mal de Rétif. Mais il a un but, et il y va assez simplement ; c’est ce qui m’y attache. Il met trop d’importance aux petites choses. On croirait, quand il vous parle du bonheur conjugal et de la dignité d’un mari, que ce sont des choses on ne peut pas plus sérieuses, et qui doivent nous occuper éternellement. Pauvres petits insectes ! qu’est-ce que le bonheur ou la dignité[1] ? Plus je vis et plus je vois que tout n’est rien. Il faut savoir souffrir et rire, ne serait-ce que du bout des lèvres. Ce n’est pas du bout des lèvres que je désire (et que je le dis) de me retrouver à Colombier le 2 de janvier.

H. B. »

« Je me porte bien madame, et je me trouve bien bête de ne pas vous aller voir ; mais je résiste comme vous l’ordonnez. Mon Esculape Leschot est tout plein d’attention pour moi. Cependant je puis vous assurer que, si ma tête n’est pas blanche, elle sera bientôt chauve.

« J’attends qu’on m’apporte de la cire et je continue :

« Je lis Rétif de La Bretonne, qui enseigne aux femmes à prévenir les libertés qu’elles pourraient permettre, et qui, pour les empêcher de tomber dans l’indécence, entre dans des détails très intéressans[2], et décrit tous les mouvemens à adopter ou à rejeter. Toutes ces leçons sont supposées débitées par une femme très comme il faut, dans un

  1. Qu’est-ce que le bonheur ou la dignité ? Fatale parole ! celui qui l’a dite à vingt ans ne s’en guérira jamais.
  2. On aimerait mieux lire : très indécens.