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BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

à la boutique de son maître. Je pars ordinairement à sept heures ; je vais au taux de quatre milles par heure jusqu’à neuf. Je déjeune. À dix et demie, je repars jusqu’à deux ou trois. Je dîne mal et à très bon marché. Je pars à cinq. À sept, je prends du thé, ou quelquefois, par économie ou pour me lier avec quelque voyageur qui va du même côté, un ou deux verres de brandy. Je marche jusqu’à neuf. Je me couche à minuit assez fatigué. Je dépense cinq à six shellings par jour. Ce qui augmente beaucoup ma dépense, c’est que je n’aime pas assez le peuple pour vouloir coucher avec lui, et qu’on me fait, surtout dans les villages, payer pour la chambre et pour la distinction. Je crois que je goûterai un peu mieux le repos, le luxe, les bons lits, les voitures et l’intimité. Jamais homme ne se donna tant de peine pour obtenir un peu de plaisir.

« Vous croirez que c’est une exagération, mais quand je suis bien fatigué, que j’ai du linge bien sale, ce qui m’arrive quelquefois et me fait plus de peine que toute autre chose ; qu’une bonne pluie me perce de tous côtés, je me dis : « Ah ! que je vais être heureux cet automne, avec du linge blanc, une voiture et un habit sec et propre ! »

« Je réponds de mon père : il sera fâché contre moi et de mon équipée, quoiqu’il m’assure l’avoir pardonnée, mais je suis déterminé à devenir son ami en dépit de lui. Je serai si gai, si libre et si franc, qu’il faudra bien qu’il rie et qu’il m’aime[1].

« En général, mon voyage m’a fait un grand bien ou plutôt dix grands biens. En premier lieu, je me sers moi tout seul, ce qui ne m’était jamais arrivé. Secondement j’ai vu qu’on pouvait vivre pour rien ; je puis à Londres aller tous les jours au spectacle, bien dîner, souper, déjeuner, être bien vêtu pour douze louis par mois. Troisièmement j’ai été convaincu qu’il ne fallait pour être heureux, quand on a un peu vu le monde, que du repos.

« Je vous souhaite tous ces bonheurs et mets le mien dans votre indulgence. Demain je serai à Methwold, un tout petit village entre

  1. C’est de son père que Benjamin Constant parle dans Adolphe, quand il dit : « Je ne demandais qu’à me livrer à ces impressions primitives et fougueuses qui jettent l’ame hors de la sphère commune… Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique… Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premières années, d’avoir eu jamais un entretien d’une heure avec lui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous en présence l’un de l’autre, qu’il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m’expliquer, et qui réagissait sur moi d’une manière pénible. »