Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/206

Cette page a été validée par deux contributeurs.
200
REVUE DES DEUX MONDES.

« Une idée folle me vint ; je me dis : Partons, vivons seul, ne faisons plus le malheur d’un père ni l’ennui de personne. Ma tête était montée ; je ramasse à la hâte trois chemises et quelques bas, et je pars sans autre habit, veste, culotte ou mouchoir, que ceux que j’avais sur moi. Il était minuit. J’allai vers un de mes amis dans un hôtel. Je m’y fis donner un lit. J’y dormis d’un sommeil pesant, d’un sommeil affreux jusqu’à onze heures. L’image de Mlle P… embellie par le désespoir me poursuivait partout. Je me lève ; un sellier qui demeurait vis-à-vis me loue une chaise. Je fais demander des chevaux pour Amiens. Je m’enferme dans ma chaise. Je pars avec mes trois chemises et une paire de pantoufles (car je n’avais point de souliers avec moi), et trente et un louis en poche. Je vais ventre à terre ; en vingt heures je fais soixante et neuf lieues. J’arrive à Calais, je m’embarque, j’arrive à Douvres, et je me réveille comme d’un songe.

« Mon père irrité, mes amis confondus, les indifférens clabaudant à qui mieux mieux ; moi seul, avec quinze guinées, sans domestique, sans habit, sans chemises, sans recommandations, voilà ma situation, madame, au moment où je vous écris, et je n’ai de ma vie été moins inquiet.

« D’abord, pour mon père, je lui ai écrit ; je lui ai fait deux propositions très raisonnables : l’une de me marier tout de suite ; je suis las de cette vie vagabonde ; je veux avoir un être à qui je tienne et qui tienne à moi, et avec qui j’aie d’autres rapports que ceux de la sociabilité passagère et de l’obéissance implicite. De la jeunesse, une figure décente, une fortune aisée, assez d’esprit pour ne pas dire des bêtises sans le savoir, assez de conduite pour ne pas faire des sottises, comme moi, en sachant bien qu’on en fait, une naissance et une éducation qui n’avilisse pas ses enfans, et qui ne me fasse pas épouser toute une famille de Cazenove, ou gens tels qu’eux[1], c’est tout ce que je demande.

« Ma seconde proposition est qu’il me donne à présent une portion de quinze ou vingt mille francs, plus ou moins, du bien de ma mère, et qu’il me laisse aller m’établir en Amérique. En cinq ans je serai naturalisé, j’aurai une patrie[2], des intérêts, une carrière, des conci-

  1. C’est encore une tribulation matrimoniale. Benjamin Constant fait ici allusion à un mariage qu’on avait voulu lui faire contracter à Lausanne quelque temps auparavant. La famille Cazenove est aujourd’hui à peu près éteinte.
  2. Il est à remarquer que Benjamin Constant éprouva toujours une grande répugnance à s’avouer Suisse : cela tenait en partie, comme on le verra, à l’antipathie que lui inspirait le régime bernois, dont la famille Constant eut souvent à se plaindre.