Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/203

Cette page a été validée par deux contributeurs.
197
BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

ment puissantes. Comme tant d’autres aussi, faute de s’être pliée à des convenances factices, mais nécessaires, elle avait vu ses espérances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir, et la vieillesse enfin l’avait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin d’une de nos terres, mécontente et retirée, n’ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son esprit[1]. Pendant près d’un an, dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces, et la mort toujours pour terme de tout ; et après avoir tant causé de la mort avec elle, j’avais vu la mort la frapper à mes yeux. »

Quoiqu’il y ait quelque arrangement à tout ceci, que Benjamin Constant, à l’âge de vingt ans, n’ait peut-être pas trouvé d’abord Mme de Charrière une personne aussi âgée qu’Adolphe veut bien le dire, et qu’il ne l’ait pas vue précisément à son lit de mort, l’intention du portrait est incontestable, et on ne saurait y méconnaître celle qu’on a une fois rencontrée. — « J’avais, dit encore Adolphe, j’avais contracté dans mes conversations avec la femme qui, la première, avait développé mes idées, une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. » On va voir, en effet, que les maximes communes n’étaient guère d’usage entre eux, et ce sont justement ces conversations inépuisables, ces excès même d’analyse, que nous sommes presque en mesure de ressaisir au complet et de prendre sur le fait aujourd’hui. Adolphe va en être mieux connu ; ses origines morales vont s’en éclairer, hélas ! jusqu’en leurs racines.

M. Gaullieur, dans son introduction, a eu le soin de s’arrêter sur quelques circonstances de la biographie de Mme de Charrière, de développer ou de rectifier plusieurs points où les renseignemens antérieurs avaient fait défaut. La notice de la Revue des Deux Mondes avait dit d’elle qu’elle était médiocrement jolie ; M. Gaullieur fournit des preuves très satisfaisantes du contraire : « son buste par Houdon,

  1. Un parent de Benjamin Constant, M. d’Hermenches, connu par la correspondance générale de Voltaire, était moins sévère ou plutôt moins injuste quand il écrivait à Mme de Charrière, plus jeune il est vrai : « Je voudrais, aimable Agnès, qu’avec la réputation d’une personne d’infiniment d’esprit, on ne vous donnât pas celle d’une personne singulière, car vous ne l’êtes pas. Vous êtes trop bonne, trop honnête, trop naturelle ; faites-vous un système qui vous rapproche des formes reçues, et vous serez au-dessus de tous les beaux-esprits présens et passés. C’est un conseil que j’ose donner à mon amie à l’âge de vingt-six ans. Adieu, divine personne. » (Note de M. Gaullieur.)