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jusqu’à ce qu’enfin les cris de ses enfans affamés le jettent dans un transport voisin de la démence. Telle est, messieurs, la malheureuse position de cette classe d’hommes pauvres, mais méritans, qui furent autrefois le témoignage vivant de la grandeur de l’Angleterre, et dont les chaumières répandaient l’abondance autour d’eux. Et maintenant, messieurs, nous nous adressons à vous, en votre qualité d’hommes et de chrétiens, sachant que, dans d’autres occasions, nous ne vous avons pas implorés en vain. Nous espérons sincèrement que vous répondrez à cet appel de l’humanité souffrante, et que vous arracherez nos malheureux enfans à la faim ainsi qu’à la mort. »


Un an plus tard, les souffrances de la population la poussant au désespoir, dix mille hommes armés de bâtons entraient dans Manchester, arrêtaient les machines, contraignaient les ouvriers à se joindre à eux, et décrétaient une suspension générale du travail jusqu’à ce que l’on eût fait droit à leurs griefs. L’émeute resta maîtresse de la ville pendant plusieurs jours, et il fallut rappeler des troupes de l’Irlande pour la déloger de cette position.

On a écrit des livres en Angleterre dans lesquels on se félicitait bien haut de ce que les ouvriers, au plus fort de la révolte, avaient respecté les machines, contre lesquelles se tournait autrefois leur première fureur. Je ne conteste pas ce progrès des esprits. Les ouvriers sentent aujourd’hui que leur sort est lié à celui des machines ; ils voient dans ces instrumens de la force non plus des concurrens, mais des compagnons de travail. Les voilà désormais réconciliés avec la puissance mécanique, mais ils n’en sont que plus exigeans à l’égard des capitaux et des capitalistes qui mettent cette puissance en mouvement. Leur hostilité a changé d’objet ; elle a passé des machines aux manufacturiers ; y a-t-il bien là de quoi se réjouir et de quoi s’exalter dans son orgueil ?

Heureusement pour l’Angleterre, l’industrie se remet vite, dans ce pays, des catastrophes qui fondent sur elle. Ce qui serait pour un autre peuple une révolution n’est pour celui-ci qu’une secousse. La sève de la civilisation, dans ces climats nébuleux, a la même activité que la sève de la matière sous les tropiques, et, malgré tous les obstacles, elle ne tarde pas à se faire jour. Des fortunes nouvelles s’élèvent sur les ruines des fortunes renversées. Les ateliers, qui avaient été fermés, se rouvrent et se multiplient ; l’ouvrier enfin prend la place de celui qui a péri, ou qui a émigré, ou qui est allé s’ensevelir dans la maison de charité. On a oublié les souffrances de la veille, on ne prévoit pas les périls du lendemain, et la Grande-Bretagne répète son cri de marche : « Tout va bien (all right). »