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aussi bien que les muscles se raidir ? Il parcourt de cette manière, ainsi que l’enfant qui fait le métier de rattacheur, huit milles (trois lieues) en douze heures selon M. Greg, et vingt milles (huit lieues) suivant lord Ashley[1]. Le travail des manufactures sera funeste à la santé tant qu’on n’en aura pas abrégé la durée. Il faudra donner aux ouvriers le temps de se livrer aux exercices du corps comme à ceux de l’esprit, si l’on veut que cette race puisse marcher de pair avec celle des laboureurs. Mais la réduction des heures du travail n’est pas un problème simple ni que la volonté d’un peuple suffise à résoudre. C’est une question européenne, une question de concurrence entre les nations. Quant à l’influence morale des manufactures, on doit comprendre aussi que la réforme ne saurait aller ni bien haut ni bien loin. Le travail en commun, le travail par bandes, a changé la face de l’état social ; il a développé de nouvelles vertus et de nouveaux vices. On peut épurer ces tendances, on peut même les agrandir ; mais ce serait folie que de songer à la restauration de l’ordre qui existait encore il y a soixante ans. L’industrie a eu son âge d’or, qui était le travail en famille. À l’époque où l’ouvrier, vivant principalement de la culture des champs, ne considérait la filature ou le tissage que comme une ressource supplémentaire, qui apportait l’aisance dans un ménage où le nécessaire se trouvait déjà, il jouissait d’une indépendance qui tenait moins à son caractère qu’à sa position. Son existence était purement domestique, et ses idées ne s’étendaient pas au-delà ; elles étaient aussi bornées que ses besoins. Cette vie sédentaire, ayant peu de tentations, rendait la vertu facile ; des hommes enfermés pour ainsi dire dans le cercle des affections n’étaient dangereux ni pour les classes supérieures ni pour le gouvernement.

L’atelier a fait brèche à la famille ; pour élargir ce cercle désormais trop étroit, on a commencé par le briser. Il faut en prendre son parti, la vie, pour les ouvriers comme pour les maîtres, aura deux faces à l’avenir, le foyer domestique et la société. Quoi que nous fassions, nous ne rendrons pas aux liens qui existent entre la femme et le mari, entre le fils et le père, toute la force qui leur appartenait quand les hommes n’avaient guère d’autres devoirs. D’autres associations se sont formées aujourd’hui, qui absorbent et qui doivent absorber une partie des sentimens. Les ouvriers, se rencontrant dans les manufactures, ont appris à mettre en commun leurs opinions et leurs intérêts. De là, les sociétés de secours mutuel, les coalitions, les sociétés secrètes.

  1. Chambre des communes, séance du 15 mars 1844.