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docteur Ure, renchérissant sur cette apologie, représenta les manufactures comme l’Arcadie de la civilisation et comme le palladium des travailleurs. Plus tard, le recensement de la population ayant fait connaître l’effroyable mortalité des districts manufacturiers, et la publication des tables criminelles ayant montré l’accroissement des délits, il ne fut plus possible de prolonger ces illusions. Alors la discussion se porta sur les causes du désordre nouveau qui venait de se révéler. Pendant que l’aristocratie foncière en accusait l’industrie elle-même et ne voyait dans l’activité des ateliers que des germes de mort, l’aristocratie industrielle s’en prenait aux lois et à l’état de la société. Bientôt les avocats des manufactures, quittant la défensive, ont cherché à établir que la condition des populations rurales était encore inférieure à celle des ouvriers fileurs ou tisseurs ; mais tout ce qu’ils ont prouvé, en jetant sur les faits cette horrible lumière, c’est que le mal existait des deux côtés.

Les désordres qui se manifestent dans les agglomérations industrielles sont-ils la conséquence nécessaire du système manufacturier ? Faut-il les considérer comme un accident ou comme un phénomène régulier de la production ? Ne peut-on filer et tisser le coton, la laine, le fil ou la soie par grandes masses et à bon marché, en développant toute la puissance des machines, qu’au prix de cette effroyable série d’horreurs qui sont : la destruction de la famille, l’esclavage, la décrépitude et la démoralisation des enfans, l’ivrognerie des hommes, la prostitution des femmes, la décadence universelle de la moralité et de la vie ? Ou bien, n’y a-t-il là que les inévitables douleurs qui accompagnent, dans les sociétés, l’enfantement de toute révolution ?

Certes, s’il fallait acheter la richesse industrielle aux dépens de tout ce qui fait la force d’un peuple, il vaudrait mieux cent fois y renoncer ; car ce serait abdiquer, pour un morceau de pain, les attributs essentiels de l’humanité, et, comme l’a dit un poète latin, laisser périr, pour vivre, le principe même de la vie.

Et propter vitam vivendi perdere causas.

Si l’industrie, en élevant le salaire des ouvriers, devait infailliblement les corrompre et les énerver, le Standard aurait eu quelque raison de prononcer cet anathème : « L’Angleterre serait tout aussi puissante et tout aussi heureuse, quand une immense catastrophe engloutirait dans une ruine commune les fabriques du royaume-uni. »

Mais je ne puis pas croire que la Providence envoie aux nations des présens aussi funestes. Il n’est pas possible que le progrès des arts industriels ait pour fin et pour résultat l’abaissement de l’espèce hu-